Journal des Goncourt (Troisième volume) | Page 2

Edmond de Goncourt
avec Flaubert à Croisset. Il travaille décidément
quatorze heures par jour. Ce n'est plus du travail: c'est la Trappe. La
princesse lui a écrit de nous, au sujet de notre préface: «Ils ont dit la
vérité, c'est un crime!»
* * * * *
--L'antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs.
* * * * *
_8 janvier_.--J'ai comme une courbature morale de toute l'occupation
qu'on a eue de nous. Le bruit à la fin fait trop de bruit. On aspire à du
silence autour de soi.
* * * * *
--Il y a des fortunes qui crient: «Imbécile!» à l'honnête homme.

* * * * *
--L'imagination du monstre, de l'animalité chimérique, l'art de peindre
les peurs qui s'approchent de l'homme, le jour, avec le féroce et le
reptile, la nuit, avec les apparitions troubles; la faculté de figurer et
d'incarner ces paniques de la vision et de l'illusion, dans des formes et
des constructions d'êtres membrés, articulés, presque viables--c'est le
génie du Japon.
Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l'hallucination. On croirait voir
jaillir et s'élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du
cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la
turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion
de racines de mandragore, l'excroissance des bois noués où le cinips a
arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de
saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le
sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et
fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à
la crinière en broussaille, mâchant une boule avec des yeux ronds au
bout d'une tige, des bêtes d'épouvante, hérissées et menaçantes,
flamboyantes dans l'horreur.--dragons et chimères des Apocalypses de
là-bas.
Nous Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d'invention,
notre art n'a qu'un monstre, et c'est toujours ce monstre du récit de
Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de
sa langue en drap rouge.
Au Japon, le monstre est partout. C'est le décor et presque le mobilier
de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le
bronzier, le dessinateur, le brodeur, le sèment autour de la vie de
chacun. Il grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison.
Pour ce monde de femmes pâles aux paupières fardées, le monstre est
l'image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est
pour nous la statuette d'art sur notre cheminée: et qui sait, si ce peuple
artiste n'a pas là son idéal?
* * * * *

--Pourquoi pas un ordre du jour à la Mairie pour les belles actions
civiles, comme à la caserne pour les actions d'éclat?
* * * * *
--L'avarice des gens très riches de ce temps-ci a découvert une jolie
hypocrisie: la simplicité des goûts. Les millionnaires parlent de la
jouissance de dîner au bouillon Duval et de porter des sabots à la
campagne.
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_10 janvier_--... Sainte-Beuve est bien triste. Il se plaint de souffrances
intérieures, qu'il exprime par des mouvements de vrille de ses doigts. Il
a rédigé son testament et il va se faire faire une opération... ajoutant,
avec un sourire douloureux, que les chirurgiens ont de la répugnance à
ouvrir sa vieille peau.
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_15 janvier_.--Dîner Magny.
Taine proclame que tous les hommes de talent sont des produits de
leurs milieux. Nous soutenons le contraire. Où trouvez-vous, lui
disons-nous, la racine de l'exotisme de Chateaubriand: c'est un ananas
poussé dans une caserne! Gautier vient à notre appui, et soutient pour
son compte que la cervelle d'un artiste est la même du temps des
Pharaons que maintenant. Quant aux bourgeois, qu'il appelle des
_néants fluides_, il se peut que leur cervelle se soit modifiée, mais ça
n'a pas d'importance.
* * * * *
--Se trouver en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au
milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un
fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la
chaleur apaisée d'une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là, à
l'heure où l'esprit échappe au travail et se sauve de la journée; causer

avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes
souriant à ce que vous dites; se livrer et se détendre; écouter et répondre;
donner son attention aux autres ou la leur prendre; les confesser ou se
raconter; toucher à tout ce qu'atteint la parole; s'amuser du jour présent,
juger le journal, remuer le passé, comme si l'on tisonnait l'histoire, faire
jaillir au frottement de la contradiction adoucie d'un: Mon cher,
l'étincelle, la flamme ou le rire des mots; laisser gaminer
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