Journal des Goncourt (Troisième série, deuxième volume) | Page 2

Edmond de Goncourt

raconte la mort de Nicolardot, qui, transporté de sa chambre de misère
dans un lit bien chaud d'hôpital, au milieu de toutes les aises de la
maladie, n'a pas duré quatre heures, tandis que peut-être, il aurait
encore vécu des mois dans la sordide maison qu'il habitait... Le voilà
mort, et voilà les personnages de son enterrement: Coppée, un
académicien; Mlle Barbier, la fille du conservateur de la bibliothèque
du Louvre, où je l'ai rencontrée deux ou trois fois: une sainte prise de
commisération pour ce misérable; le propriétaire de la maison de
prostitution qu'il habitait; et un quelconque.
Le quelconque et l'académicien n'avaient point de livres de messe, mais
le bordelier entre ses mains en tenait un du plus grand format, en sorte
que Mlle Barbier donna le bras à l'homme infâme.
L'ironique enterrement, qui s'est terminé, Mlle Barbier partie, par cette
phrase du ribaud: «Oui, très gentil, ce monsieur Nicolardot... oui, tous
les matins, il poussait une petite blague aux femmes de ma maison!»

* * * * *
Dimanche 13 janvier.--Ce soir, Porel vient dans la loge, où sont avec
moi Daudet et sa femme désireuse de revoir la pièce. Il nous dit qu'il se
passe des choses, dont nous ne pouvons nous douter, et qu'il nous dira
longuement, un jour. Toutefois, il nous raconte qu'il a reçu le samedi,
seulement le samedi, un télégramme l'avertissant qu'à la suite d'une
décision prise au conseil des ministres, la matinée du lendemain,
annoncée depuis plusieurs jours, était supprimée. Il était aussitôt allé au
ministère, demandant qu'on lui permît d'afficher par ordre. Mais le
ministère n'avait pas eu le courage de la décision qu'il avait prise sur la
demande de Carnot, et on lui refusait le «par ordre».
Une preuve incontestable de l'hostilité de Carnot contre la pièce, est
ceci. Carnot allait à la première de HENRI III, comme protestation, et
là, dans sa loge des Français, il faisait appeler le directeur des
Beaux-Arts, et devant le monde présent, disait que c'était une honte
d'avoir laissé jouer GERMINIE LACERTEUX.
Enfin, il est positif que le ministère a envoyé des agents aux
représentations, pour étudier la salle, et se rendre compte, si d'après les
dispositions du public, on pouvait supprimer la pièce.
* * * * *
Lundi 14 janvier.--L'émotion de la bataille théâtrale, je la supporte très
bien, excepté au théâtre; là, mon moral n'est pas maître de mon
organisme, je sentais hier à l'Odéon, mon coeur battre plus vite sous un
plus gros volume.
On finira par m'exorciser, ici comme le diable du théâtre. Pélagie rougit
à la dérobée de me servir, et n'a pu s'empêcher toutefois de me dire
aujourd'hui: «Vraiment, tout le monde à Auteuil trouve votre pièce pas
une chose propre!» et cette phrase dans sa bouche est comme un
reproche de sa propre humiliation. Ah! les pauvres révolutionnaires
dans les lettres, dans les arts, dans les sciences!
* * * * *

Mercredi 16 janvier.--M. Marillier, agrégé de philosophie, qui a fait un
article en faveur de GERMINIE LACERTEUX, vient me voir. Il a
assisté à six ou sept représentations, a étudié le public, et me donne
quelques renseignements curieux. J'ai pour moi tous les étudiants de
l'École de médecine, et pour moi encore les étudiants de l'École de
droit,--mais ceux qui ne sont pas assidus au théâtre, les étudiants pas
chic, les étudiants peu fortunés. Le monde des petites places est
également très impressionné par la pièce, et M. Marillier me disait, que
les étudiants avec lesquels il avait causé, étaient enthousiasmés de
l'oeuvre.
À neuf heures je quitte la rue de Berri, et me voici chez Antoine, au
haut de la rue Blanche, dans cette grande salle, dont on voit de la cour
les trois hautes fenêtres aux rideaux rouges, comme enfermant un
incendie. Là dedans, un monde de femmes aux toilettes pauvres, tristes,
passées, d'hommes sans la barbe faite et sans le liséré de linge blanc
autour de la figure, et au milieu desquels se trouvent quelques poètes
chevelus, dans des vêtements de croque-morts.
La PATRIE EN DANGER est lue par Hennique et Antoine, et saluée
d'applaudissements à chaque fin d'acte.
* * * * *
Mardi 22 janvier.--Aujourd'hui, Gibert le chanteur de salon, racontait
qu'il y avait un médecin à Paris, dont la spécialité était le massage des
figures de femmes, et qu'il obtenait des résultats étonnants, refaçonnant
un visage déformé par la bouffissure ou la graisse, et lui redonnant
l'ovale perdu. Enfin, ce bienfaiteur de la femme de quarante ans, détruit
les rides, triomphe, oui, triomphe même de la patte d'oie, et la ci-devant
très belle Mme *** est sa cliente assidue.
À propos de ces rides, je disais que la figure était comme un calepin de
nos chagrins, de nos excès, de nos plaisirs, et que chacun d'eux y laisse,
comme
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