Journal des Goncourt (Troisième volume) | Page 2

Edmond de Goncourt
c'est un crime!?
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--L'antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs.
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_8 janvier_.--J'ai comme une courbature morale de toute l'occupation qu'on a eue de nous. Le bruit à la fin fait trop de bruit. On aspire à du silence autour de soi.
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--Il y a des fortunes qui crient: ?Imbécile!? à l'honnête homme.
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--L'imagination du monstre, de l'animalité chimérique, l'art de peindre les peurs qui s'approchent de l'homme, le jour, avec le féroce et le reptile, la nuit, avec les apparitions troubles; la faculté de figurer et d'incarner ces paniques de la vision et de l'illusion, dans des formes et des constructions d'êtres membrés, articulés, presque viables--c'est le génie du Japon.
Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l'hallucination. On croirait voir jaillir et s'élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragore, l'excroissance des bois noués où le cinips a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de batardise, mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à la crinière en broussaille, machant une boule avec des yeux ronds au bout d'une tige, des bêtes d'épouvante, hérissées et mena?antes, flamboyantes dans l'horreur.--dragons et chimères des Apocalypses de là-bas.
Nous Européens et Fran?ais, nous ne sommes pas si riches d'invention, notre art n'a qu'un monstre, et c'est toujours ce monstre du récit de Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de sa langue en drap rouge.
Au Japon, le monstre est partout. C'est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le br?le-parfum. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur, le sèment autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pales aux paupières fardées, le monstre est l'image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est pour nous la statuette d'art sur notre cheminée: et qui sait, si ce peuple artiste n'a pas là son idéal?
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--Pourquoi pas un ordre du jour à la Mairie pour les belles actions civiles, comme à la caserne pour les actions d'éclat?
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--L'avarice des gens très riches de ce temps-ci a découvert une jolie hypocrisie: la simplicité des go?ts. Les millionnaires parlent de la jouissance de d?ner au bouillon Duval et de porter des sabots à la campagne.
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_10 janvier_--... Sainte-Beuve est bien triste. Il se plaint de souffrances intérieures, qu'il exprime par des mouvements de vrille de ses doigts. Il a rédigé son testament et il va se faire faire une opération... ajoutant, avec un sourire douloureux, que les chirurgiens ont de la répugnance à ouvrir sa vieille peau.
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_15 janvier_.--D?ner Magny.
Taine proclame que tous les hommes de talent sont des produits de leurs milieux. Nous soutenons le contraire. Où trouvez-vous, lui disons-nous, la racine de l'exotisme de Chateaubriand: c'est un ananas poussé dans une caserne! Gautier vient à notre appui, et soutient pour son compte que la cervelle d'un artiste est la même du temps des Pharaons que maintenant. Quant aux bourgeois, qu'il appelle des _néants fluides_, il se peut que leur cervelle se soit modifiée, mais ?a n'a pas d'importance.
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--Se trouver en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d'une cheminée qui a br?lé tout le jour, et causer là, à l'heure où l'esprit échappe au travail et se sauve de la journée; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites; se livrer et se détendre; écouter et répondre; donner son attention aux autres ou la leur prendre; les confesser ou se raconter; toucher à tout ce qu'atteint la parole; s'amuser du jour présent, juger le journal, remuer le passé, comme si l'on tisonnait l'histoire, faire jaillir au frottement de la contradiction adoucie d'un: Mon cher, l'étincelle, la flamme ou le rire des mots; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, courir sa cervelle; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments; voir ses paroles passer sur l'expression des visages, et surprendre le nez en l'air d'une faiseuse de tapisserie, sentir son pouls s'élever comme sous une petite fièvre et l'animation légère d'un
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