Journal des Goncourt (Troisième série, troisième volume) | Page 2

Edmond de Goncourt
cette fille à sa bonne:--_Maria, vite, vite, l'eau de mélisse et un sapin!_? Ah! la féroce légende de Forain!... Non Gavarni, dans les légendes, n'a pas cette implacabilité, et les dires de Vireloque sont tempérés par une philosophie, à la fois bonhomme et haute. Oui, l'oeuvre de Garvani fait sourire la pensée, et ne fait pas froid dans le dos, comme le comique macabre de Forain. Vraiment, il y a dans le moment, en ce monde, trop de méchanceté, trop de méchanceté chez l'artiste, chez le jeune, chez l'homme politique, pour que ce ne soit pas la fin d'une société!
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Mardi 26 janvier.--Aujourd'hui, Koning fait annoncer dans le Figaro, qu'il re?oit à BAS LE PROGRèS, et que Noblet jouera le r?le du voleur.
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Vendredi 29 janvier.--On parlait hier d'une Parisienne, morte à près de cent ans, ces jours-ci, et qui se rappelait le temps, où il passait sur les boulevards, à peine une voiture, tous les quarts d'heure.
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Samedi 30 janvier.--Pour être connu en littérature, pour être universellement connu, on ne sait pas combien il importe d'être homme de théatre, car le théatre, pensez-y bien, c'est toute la littérature de nombre de gens, et de gens supérieurs, mais si occupés qu'ils n'ouvrent jamais un volume, n'ayant pas trait à leur profession: l'unique littérature en un mot des savants, des avocats, des médecins.
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Mardi 2 février.--Le docteur M*** me disait hier qu'il avait souvent vu Musset prendre son absinthe au café de la Régence, une absinthe qui était une purée. Après quoi, un gar?on lui donnait le bras, et le conduisait, en le soutenant, au fiacre qui l'attendait à la porte.
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Mercredi 3 février.--Ce soir, chez la princesse, mauvaises nouvelles de Maupassant. Toujours la croyance d'être salé.--Abattement ou irritation.--Se croit en butte à des persécutions de médecins, qui l'attendent dans le corridor, pour lui seringuer de la morphine, dont les gouttelettes lui font des trous dans le cerveau.--Obstination chez lui de l'idée qu'on le vole, que son domestique lui a soustrait six mille francs: six mille francs qui, au bout de quelques jours, se changent en soixante mille francs.
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Jeudi 4 février.--En arrivant chez Daudet, en train de s'habiller pour le théatre, je ne puis m'empêcher de lui dire, que j'aime beaucoup mieux la mort naturelle de la Menteuse, dans sa nouvelle, que sa mort par l'empoisonnement de la pièce. Oui, j'aurais voulu cette femme couchée dans son lit, ainsi que dans la nouvelle, couchée le nez dans le mur, ne répondant pas aux interrogations furieuses, à elle adressées par son mari, qui, alors pris d'un accès de brutalité, la retournerait violemment de son c?té, mouvement dans lequel elle expirerait.
Daudet me dit qu'il n'a plus l'émotion du théatre, qu'il n'en a que la nervosité agacée. La pièce lui a semblé bien marcher à la répétition, mais son frère est venu lui dire, ce matin, que son fils lui avait rapporté, que les corridors étaient tout à fait hostiles à la pièce.
Me voici au théatre, derrière les dos émotionnés de Mme Daudet et Mme Hennique. Une salle contenant le dessus du panier du tout-Paris, au milieu duquel figure le jeune ménage Daudet-Hugo, et où Jeanne, qui a ressenti, dans la journée, les premières douleurs de l'enfantement, est accompagnée de son accoucheur.
Un premier acte écouté sympathiquement, un second acte, où Burguet a un très grand succès. Ah diable! voilà le troisième acte, presque embo?té de suite, et le dramatique de la scène tué par les rires. Un médecin ridicule, une agonie trop compliquée, la phrase finale: ??a... c'est ma femme!? mal dite. Toutefois, pour moi la cause de l'insuccès n'est pas due à cela, elle est en ceci: c'est que le dramatique de l'acte, au milieu de détails d'une vérité absolue, ne s'appuie pas sur la vérité d'un être.
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Dimanche 7 février.--D?ner chez Charpentier avec deux femmes, que j'étais curieux de voir de près: Séverine et la femme de Forain.
Séverine, un ovale court, ramassé, dans lequel il y a de tendres yeux, une grande bouche aux belles dents, et de la bonté.
J'ai à table, près de moi, la femme de Forain, un tout autre type, un nez pointu, des yeux clairs sous une forêt de cheveux blonds, couleur de chanvre, ressemblant un rien à une perruque de clown, mais d'un clown finement malicieux. Très caline, avec une note blagueuse dans la voix, elle commence par me dire que le premier dessin qu'elle a fait, a été une copie d'un dessin de mon frère. Puis elle me confie,--j'en doute,--qu'elle est en train, dans ce moment, de déserter la peinture pour la cuisine, qu'elle fait des nouilles comme personne, qu'elle s'est même élevée à la confection des patés de foie gras, des patés de
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