Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 3

Edmond de Goncourt
ou trois ans, il
reprend le PIED DE MOUTON. Il fait repeindre un décor rouge en
bleu ou un décor bleu en rouge; il introduit un truc, des danseuses
anglaises... Tenez, pour tout, au théâtre, il faudrait que ce soit comme
ça... Il ne devrait y avoir qu'un vaudeville, on y ferait quelque petit
changement de loin en loin... C'est un art si grossier, si abject, le
théâtre... Ne trouvez-vous pas ce temps-ci assommant?... Car enfin on
ne peut s'abstraire de son temps. Il y a une morale imposée par les
bourgeois contemporains, à laquelle il faut se soumettre. Il est de toute
nécessité d'être bien avec son commissaire de police. Qu'est-ce que je
demande? C'est qu'on me laisse tranquille dans mon coin!
--Oui, vous voulez une carte de sûreté du gouvernement?

--C'est cela... Eh bien! j'étais très bien avec les d'Orléans, 48 arrive, la
République me met pendant des années au rancart. Je me rarrange avec
ceux-ci. Me voilà au MONITEUR, puis arrivent ces affaires... cet
homme qui va à droite, à gauche, on ne sait pas ce qu'il veut... Enfin,
pas possible de rien dire. Ils ne veulent plus du sexe dans le roman.
J'avais un côté sculptural et plastique, j'ai été obligé de le renfoncer.
Maintenant j'en suis réduit à décrire consciencieusement un mur, et
encore je ne peux pas raconter ce qui est quelquefois dessiné dessus.
Puis la femme s'en va. Elle n'est, à l'heure qu'il est, qu'une gymnastique
vénérienne avec un petit fonds de Sandeau... Et c'est tout. Plus de salon,
plus de centre, plus de société polie enfin... Une chose curieuse! J'étais
l'autre jour chez Walewski. Je ne suis pas le premier venu, n'est-ce pas?
Eh bien, je connaissais à peu près deux cents hommes, mais je ne
connaissais pas trois femmes. Et je ne suis pas le seul!»
* * * * *
--Lorsque l'incrédulité devient une foi, elle est moins raisonnable
qu'une religion.
* * * * *
Lundi 3 mars.--Il neigeote. Nous prenons un fiacre, et nous allons
porter nos livraisons de l'ART DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE à
Théophile Gautier, 32, rue de Longchamps, à Neuilly.
C'est dans une rue aux bâtisses misérables et rustiques, aux cours
emplies de volailles, aux fruiteries, dont la porte est garnie de petits
balais de plumes noires: une rue à la façon de ces rues de banlieue que
peint Hervier de son pinceau artistiquement sale. Nous poussons la
porte d'une maison de plâtre, et nous sommes chez le sultan de
l'épithète. Un salon garni de meubles en damas rouge, aux bois dorés,
aux lourdes formes vénitiennes; de vieux tableaux de l'école italienne
avec de belles parties de chairs jaunes; au-dessus de la cheminée, une
glace sans tain, historiée d'arabesques de couleur et de caractères
persans, genre café turc: une somptuosité pauvre et de raccroc faisant
comme un intérieur de vieille actrice retirée, qui n'aurait touché que des

tableaux à la faillite d'un directeur italien.
Comme nous lui demandons si nous le dérangeons: «Pas du tout. Je ne
travaille jamais chez moi. Je ne travaille qu'au MONITEUR, à
l'imprimerie. On m'imprime à mesure. L'odeur de l'encre d'imprimerie,
il n'y a que cela qui me fasse marcher. Puis il y a cette loi de l'urgence.
C'est fatal. Il faut que je livre ma copie. Oui, je ne puis travailler que
là... Je ne pourrais maintenant faire un roman que comme cela, c'est
qu'en même temps que je le ferais, ou m'imprimerait dix lignes par dix
lignes... Sur l'épreuve on se juge. Ce qu'on a fait devient impersonnel,
tandis que la copie, c'est vous, votre main, ça vous tient par des
filaments, ce n'est pas dégagé de vous... Je me suis toujours fait
arranger des endroits pour travailler, eh bien! je n'ai jamais rien pu y
faire... Il me faut du mouvement autour de moi. Je ne travaille bien que
dans le sabbat, au lieu que, lorsque je m'enferme pour travailler, la
solitude m'attriste... On travaille encore très bien dans une chambre de
domestique à tabatière, avec une table de bois blanc, du papier bleu à
sept sous la rame, et dans un coin un pot, pour ne pas descendre
pisser...
De là, Gautier saute à la critique de la REINE DE SABA. Et comme
nous lui avouons notre complète infirmité, notre surdité musicale, nous
qui n'aimons tout au plus que la musique militaire: «Eh bien! ça me fait
grand plaisir, ce que vous me dites là... Je suis comme vous. Je préfère
le silence à la musique. Je suis seulement parvenu, ayant vécu une
partie de ma vie avec une cantatrice, à discerner la bonne et la
mauvaise musique, mais ça m'est absolument égal...
«C'est tout de même curieux que tous les écrivains de ce temps-ci
soient comme cela. Balzac l'exécrait. Hugo ne peut pas la souffrir.
Lamartine lui-même, qui
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