Jean Ziska | Page 2

George Sand
son indignation
sur quelqu'un, il s'acharna à la condamnation de Jean Huss, le docteur
de l'Université de Prague, le théologien de la Bohême, le représentant
des libertés religieuses que cette nation revendiquait depuis des siècles.
A coup sûr, ce fut une étrange manière de prouver l'horreur du sang
répandu, que d'envoyer aux flammes un homme de bien pour une
dissidence d'opinion[1]; mais telle était la morale de ces temps; et il
faut bien, sans trop d'épouvante, contempler courageusement le
spectacle des terribles maladies au milieu desquelles se développait la

virilité de l'intelligence, retenue encore dans les liens d'une adolescence
fougueuse et aveugle. Sans cela nous ne comprendrons rien à l'histoire,
et dès la première page nous fermerons ce livre écrit avec du sang.
Ainsi, mes chères lectrices, point de faiblesse, et acceptez bien ceci
avant de regarder la sinistre figure de Jean Ziska: c'est qu'au quinzième
siècle, pour ne parler que de celui-là, rois, papes, évêques et princes,
peuple et soldats, barons et vilains, tous versaient le sang comme
aujourd'hui nous versons l'encre. Les nations les plus civilisées de
l'Europe offraient un vaste champ de carnage, et la vie d'un homme
pesait si peu dans la main de son semblable, que ce n était pas la peine
d'en parler.
[Note 1: Soit dégoût des affaires, soit remords de conscience, Jen
Gerson alla finir ses jours dans un couvent où il écrivit l'_Imitation de
Jesus-Christ_, et plus tard la défense de Jeanne d'Arc. Voyez à cet
égard l'excellente Histoire de France de M. Henri Martin.]
Est-ce à dire que le sentiment du vrai, la notion du juste, fussent
inconnus aux hommes de ce temps? Hélas! quand on regarde
l'ensemble, on est prêt à dire que oui; mais quand on examine mieux les
détails, on retrouve bien dans cette divine création qu'on appelle
l'humanité, l'effort constant de la vérité contre le mensonge, du juste
contre l'injuste. Les crimes, quoique innombrables, ne passent pas
inaperçus. Les contemporains qui nous en ont transmis le récit lugubre
en gémissent avec partialité, il est vrai, mais avec énergie. Chacun
pleure ses partisans et ses amis, chacun maudit et réprouve les forfaits
d'autrui; mais chacun se venge, et le droit des représailles semble être
un droit sacré chez ces farouches chrétiens qui ne croient pas au
bienfait terrestre de la miséricorde. On discute ardemment la justice des
causes, on n'examine jamais celle des moyens; cette dernière notion ne
semble pas être éclose. La philosophie que le dix-huitième siècle a
prêchée sous le nom de tolérance, a été le premier étendard levé sur le
monde pour guider, vers la charité chrétienne les esprits du
catholicisme. Jusque-là le catholicisme prêche avec le bourreau à sa
droite et le confesseur à sa gauche, et alors même que la tolérance
s'efforce de lui faire congédier le tourmenteur, le catholicisme résiste,
menace, anathématise, brûle les écrits de Jean-Jacques Rousseau, traite

Voltaire d'Antéchrist, et fait une scission éclatante, éternelle peut-être
avec la philosophie.
Ainsi donc, au quinzième siècle, la guerre, partout la guerre. La guerre
est le développement inévitable de l'unité sociale et de l'éducation
religieuse. Sans la guerre, point de nationalité, point de lumière
intellectuelle, pas une seule question qui puisse sortir des ténèbres.
Pour échapper à la barbarie, il faut que notre race lutte avec tous les
moyens de la barbarie. Le combat ou la mort, la lutte sanguinaire ou le
néant; c'est ainsi que la question est invinciblement posée. Acceptez-la,
ou vous ne trouvez dans l'histoire de l'humanité qu'une nuit profonde,
dans l'oeuvre de la Providence que caprice et mensonge.
Il me fallait insister sur cotte vérité, devenue banale, avant de vous
introduire sur l'arène fumante de la Bohème. Si je vous y faisais entrer
d'emblée, lectrice délicate, épouvantée de heurter à chaque pas des
monceaux de ruines et de cadavres, vous penseriez peut-être que la
Bohème était alors une nation plus barbare que les autres; je dois donc,
au préalable, vous prier, Madame, de jeter un coup d'oeil sur notre belle
France, et de voir ce qu'elle était à cette époque, c'est-à-dire durant les
dernières années de l'infortuné Charles VI. D'un côté les Armagnacs
ravageant les campagnes jusqu'aux, portes de Paris, pillant et
massacrant sans merci leurs compatriotes; un sire de Vauru pendant au
chêne de Meaux une cinquantaine de pièces de gibier humain qu'on y
voyait brandiller tous les matins[2]; un dauphin de France assassinant
son parent en trahison sur le pont de Montereau, emprisonnant sa mère,
abandonnant son père idiot à tous les maux de sa condition et à tous les
dangers de son ineptie: de l'autre, un duc de Bourgogne, assassin de son
proche parent, faisant justice de ses ennemis dans Paris, à l'aide du
bourreau Capeluche, des bouchers et des écorcheurs; chaque parti
vendant à son tour sa patrie à l'Angleterre; l'Anglais aux portes de Paris;
dans
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