Jean-Jacques Rousseau | Page 2

Jules Lemaître
y a déposées;--ou bien
démontrer que Jean-Jacques, quel qu'il soit d'ailleurs, est dans le fond,
avant et après tout, un protestant chez qui le protestantisme a
prématurément produit ses extrêmes conséquences;--ou bien encore
étudier, dans sa vie et dans ses livres, l'histoire d'une âme, d'une pauvre
âme, une très lente mais très véritable évolution morale... Et je pouvais
grouper, sous ces divers chefs, tout ce que m'aurait suggéré la lecture
de Rousseau.--Le plus simple était d'ailleurs, à première vue, de
présenter d'abord sa vie, puis ses ouvrages.
Mais j'ai vite senti que cette méthode usuelle, et qui convient à presque
tous les écrivains, ne convient peut-être pas à Rousseau, parce que
Rousseau n'est pas un écrivain comme un autre.

Les grands classiques sont pour nous tout entiers dans leurs oeuvres.
Cette oeuvre étant toute objective, quand nous l'avons définie, nous
avons tout dit sur eux; et la connaissance de leur vie, même agitée,
n'ajouterait pour nous rien d'essentiel à la connaissance de leurs
ouvrages. J'en dis autant des écrivains du XVIIIe siècle et des
encyclopédistes eux-mêmes. La vie des Diderot, des d'Alembert, des
Duclos est la vie commune aux gens de lettres de ce temps-là. La vie de
Voltaire est amusante; mais, quand nous ne la connaîtrions pas, son
oeuvre n'en serait pas moins facile à comprendre et à juger. Quant à
Montesquieu et à Buffon, leur biographie ne communique, pour ainsi
parler, avec leurs livres que par les loisirs et la sérénité qu'assurait à
leur pensée leur condition de gentilhommes riches...
Mais Rousseau est le plus «subjectif» de tous les écrivains. C'est un
homme qui n'a guère parlé que de lui, un homme qui a passé son temps
à «expliquer son caractère». Tous ses ouvrages étaient déjà des sortes
de confessions. Mais en outre, il a pris soin d'écrire lui-même ses
Confessions expresses, et quelles confessions! Les plus sincères, je ne
sais, mais à coup sûr les plus détaillées, les plus complaisantes, les plus
impudentes sans doute, mais aussi les plus candides apparemment et
peut-être les plus courageuses, et en tout cas les plus singulières et les
plus passionnantes qui aient jamais été écrites.
Je crois donc qu'une étude sur Jean-Jacques pourrait être une
biographie morale continue, où l'histoire de ses livres se mêlerait
intimement à l'analyse de ses Confessions. Et c'est ce que j'essayerai de
faire.
* * * * *
Je voudrais aujourd'hui suivre les Confessions de Jean-Jacques jusqu'à
son dernier départ des Charmettes. Il avait alors vingt-neuf ans. Ce sont
donc, proprement, ses «années d'apprentissage».
Que le plus beau livre de Rousseau ait été sa confession, c'est-à-dire le
récit de sa vie la plus intime et la description de son «moi» le plus
secret, c'est déjà très curieux. Si le romantisme est, comme on l'affirme,
l'étalage de l'individu dans la littérature, les Confessions de

Jean-Jacques fondaient donc, du premier coup, le romantisme et en
donnaient un modèle qui n'a pu être dépassé. Et, en outre, que
Jean-Jacques ait eu l'idée d'écrire ce livre, et qu'il l'ait écrit comme il l'a
fait, et qu'il se soit jugé lui-même intéressant à ce point pour les autres
hommes, cela seul est une grande lueur sur son caractère, puisque c'est
le plus fort témoignage de l'orgueil maladif et délirant qui en formait
presque tout le fond. Les Confessions sont, dans leur essence même, un
livre d'impudeur: ce livre est donc bien le père de la moitié de la
littérature du siècle dernier.
Il commence ainsi: «Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple
et dont l'exécution n'aura jamais d'imitateur.» Et notez qu'il a raison.
Rien de tel avant ni après lui. Je ne vous rappellerai pas le caractère
religieux et même théologique des pudiques confessions de
Saint-Augustin. Montaigne dans ses Essais, Retz dans ses Mémoires ne
confessent que des faiblesses ou des fautes qui ont un certain air et qui
ne déshonorent point. Mais Rousseau confesse, et sans les atténuer, des
choses honteuses, des péchés, des péchés mortels. Et, comme il le
prédisait, son entreprise n'a pas eu d'imitateurs. Car sans doute, après
lui, la bonde est ouverte à ce genre immodeste des «confessions»: mais
ni Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ni Lamartine dans
les Confidences, ni George Sand dans l'Histoire de ma vie, ni Renan
dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse n'auront le courage de nous
confesser des secrets honteux ou simplement ridicules, (et si vous en
concluez que la matière leur en a fait défaut, c'est donc que vous avez
de très bonnes âmes).
C'est pourquoi je comprends l'exaltation de cette première page, et cette
invocation à Dieu qui se termine ainsi:
Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes
semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes
indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux
découvre à son tour son coeur au pied de
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