Histoires incroyables, Tome I | Page 2

Jules Lermina
il a été prouvé que pour l'observateur, assez ma?tre de soi pour se regarder penser, il y a une mine profonde et toujours féconde à explorer. Dans la pensée, comme dans la musique, on découvre des tons, des demi-tons, des quarts de ton, des commas pour employer le terme technique. Ce sont ces infiniment petits de la conception cérébrale qu'il est intéressant de noter. C'est là le vrai fantastique, parce que c'est l'inexploré; parce que, sur ce terrain, les surprises, les antithèses, les absurdités sont multiples et renaissantes.
C'est cette étude de la pensée malade que Jules Lermina a essayée, dans une singulière abstraction de son propre moi, qui est une force. Le temps de la synthèse, mère du romantisme, est passé. Le temps de l'analyse est venu. Corpuscules, microbes, monères d'Haeckel, inconscient d'Hartmann, tout aujourd'hui est regardé de près. C'est l'age du microscope. On étudie les matériaux du grand monument humain pour en reconstruire l'architecture première. Dans le fou, dans l'alcoolique, il y a disjonction des pensées: d'où une certaine facilité pour les soumettre à l'action du microscope.
Quelle différence entre ces expériences sur le vivant, sur le pensant, et les imaginations purement physiques d'Hoffmann, ne comprenant d'autre antithèse que celle de la vie et de la mort, de la matière et de son reflet, du crime et du remords; d'Achim d'Arnim, se perdant à travers les grisailles du rêve effacé, presque invisible,--illisible, pourrait-on dire; voire même d'un Hawthorne, s'attachant aux contrastes de neige et de soleil, de poison et d'antidote, de métal et de papier. Edgar Po?, le premier, a étudié, non plus les dehors, mais le dedans de l'homme. Son ?Démon de la perversité? est une trouvaille cérébrale, adéquate à un rapport de médecin légiste. C'est le psychopathe avant la psychopathie.
Jules Lermina est de cette école. Il trépane le crane et regarde agir le cerveau; et il y voit des spectacles mille fois plus étranges que les fant?mes ridicules, blancs dans le noir, mille fois plus effrayants que les goules pales ou les vampires verdatres du bon Nodier.
Les livres sans mérite ont seuls besoin de préface. Je croirais manquer de respect au public, qui conna?t ceux qu'il aime, et de justice envers un vieux camarade en présentant un littérateur qui s'est, depuis tant d'années, si brillamment présenté lui-même. Mais peut-être Jules Lermina veut-il que je dise qu'en ce volume particulier il a mis plus de lui-même encore, des recherches plus profondes, une acuité plus affinée. Je con?ois cela. On a toujours un livre qu'on préfère, un favori dans une oeuvre multiple. Les Histoires incroyables sont peut-être ce ?préféré? pour leur remarquable auteur.
Le conteur a trouvé, pour l'illustrer, un artiste aux visions originales, puissamment saisissantes, pleines, elles aussi, de ce fantastique réel qui fait le prix des récits de ce très original et troublant volume. On prendrait plus d'une composition de M. Denisse pour une des étranges vignettes, pleines d'humour tragique, intercalées par Cruikshank dans la traduction de Hugo, Han of Island.
Quoi qu'il en soit, on placera certainement ces pages au meilleur rang de la bibliothèque des conteurs, entre les visions romantiques d'Hoffmann et les conceptions poétiquement scientifiques d'Edgar Allan Po?; et l'auteur, qu'on va fort applaudir, a découvert un joli coin d'Amérique, plein de fleurs rares et étranges, inquiétantes comme ces fleurs empoisonnées du conte d'Hawthorne, le jour où il a soufflé, tout bas, à William Cobb les histoires troublantes et remarquables que ce William Cobb contait si bien et que recueille aujourd'hui, pour nous, Jules Lermina.
JULES CLARETIE.
15 mars 1885.

HISTOIRES INCROYABLES

LES FOUS
I
Pourquoi six heures? Non pas six heures moins cinq minutes ni six heures cinq, mais bien six heures juste. Cela me préoccupait plus que je ne voulais me l'avouer, et cependant je ne m'étais pas trompé. Tenez, hier encore, j'étais allé chez lui, pour mon procès.
Car il est temps que je vous dise de quoi je veux parler ou plut?t de qui.
Lui, c'est Me Golding, mon sollicitor, un homme de sens et de talent, plus rusé que tous les attorneys des états-Unis, et qui sait vous retourner un juge comme un gant de feutre, ou lui ouvrir l'esprit à point, comme le plus graissé des bowie-knives.
Je suis un homme comme vous, ami lecteur, mais peut-être ai-je en moi telle disposition qui chez vous n'existe qu'à l'état latent.
J'ai remarqué que chez tout individu appartenant à la race humaine, réside en un point spécial et sans qu'il s'en rende compte lui-même, une faculté, comme une sorte de sens, doué d'un superacuité remarquable. Chez les uns, j'ai vu que c'était le désir de l'or, ou plut?t le flair des affaires; chez les autres, c'était la divination intuitive de la fragilité d'une femme. Les uns se disaient, en entendant un bavard: là, il y a une bonne affaire à engager. Les autres, en regardant la plus guindée de toutes les mères de
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