Histoire dune jeune fille sauvage trouvée dans les bois à lâge de dix ans | Page 2

Charles-Marie de la Condamine
de deux poissons, les montrant à la Sauvage, qui

tentée de les avoir, descendoit quelques branches & puis remontoit; la
femme continuant toujours ses invitations avec un visage gay & affable,
lui faisant tous les signes possibles d'amitié, tels que de se frapper la
poitrine, comme pour l'assurer qu'elle l'aimoit bien & qu'elle ne lui
feroit point de mal, donna enfin à la Sauvage la confiance de descendre
pour avoir les poissons & les racines qui lui étoient présentées de si
bonne grace; mais, la femme s'éloignant insensiblement donna le tems
à ceux qui étoient cachés de se saisir de la jeune fille pour l'emmener au
château de Songi. Elle ne m'a rien dit de sa douleur de se voir prise, ni
des efforts qu'elle fit sans doute pour s'échaper; mais on peut bien en
juger; ce qu'elle se rappelle, c'est qu'il lui paroît qu'elle fut prise deux
ou trois jours après avoir passé la rivière. Cette rivière est sans doute la
Marne, qui passe à une demi lieue de Songi vers le Levant: ainsi la
petite Sauvage venoit du côté de la Lorraine.
Le Berger & autres qui l'avoient arrêtée & menée au Château, la firent
d'abord entrer dans la cuisine, en attendant qu'on eût averti M. d'Epinoy.
La première chose qui parut y fixer les regards & l'attention de la petite
fille, furent quelques volailles qu'accommodoit un Cuisinier; elle se
jetta dessus avec tant d'agilité & d'avidité, que cet homme lui vit plûtôt
la pièce entre les dents, qu'il ne la lui avoit vû prendre. Le Maître étant
survenu, & voyant ce qu'elle mangeoit, lui fit donner un lapin en peau,
qu'elle écorcha & mangea tout de suite. Ceux qui l'examinèrent alors,
jugèrent qu'elle pouvoit avoir 9 ans. Elle étoit noire, comme j'ai dit;
mais on s'apperçut bien-tôt, après l'avoir lavée plusieurs fois, qu'elle
étoit naturellement blanche, ainsi qu'elle l'est encore aujourd'hui. On
remarqua aussi qu'elle avoit les doigts des mains, surtout les pouces,
extrêmement gros par proportion au reste de la main, qui est assez bien
faite. Elle m'a fait voir qu'encore actuellement elle a aux pouces
quelque chose de cette grosseur, & elle a ajouté, que ces pouces plus
gros & plus forts lui étoient bien nécessaires pendant sa vie errante
dans les bois, parce que lorsqu'elle étoit sur un arbre, & qu'elle en
vouloit changer sans descendre, pour peu que les branches de l'arbre
voisin approchassent du sien, ne fussent-elles pas plus grosses que le
bout du doigt, elle appuyoit ses deux pouces sur une branche de celui
où elle étoit, & s'élançoit sur l'autre comme un écureuil. De-là on peut
juger quelle force & quelle roideur devoient avoir ses pouces pour

soutenir ainsi son corps en s'élançant. Cette comparaison est d'elle, &
pourroit bien venir de l'idée des écureuils volans qu'elle a pû voir dans
sa jeunesse[2]: ce qui donne un nouveau poids aux conjectures que
nous ferons sur le païs où elle est née.
[2] Voyez ci-après les Extraits de la Hontan, Nº. 6.
M. d'Epinoy la laissa sous la garde du Berger, dont la maison tenoit au
Château, en la lui recommandant comme une chose qui lui tenoit à
coeur, & du soin de laquelle il seroit bien payé. Cet homme la mena
donc chez lui pour commencer à l'aprivoiser: de-là vint qu'on l'appelloit
dans le canton la bête du Berger. On peut bien juger qu'on ne l'aura pas
si-tôt dèsaccoûtumée, ni sans mauvais traitemens, des inclinations d'un
naturel sauvage & féroce, & des habitudes qu'elle avoit contractées. Au
moins ai-je bien compris qu'elle ne jouissoit pas de sa liberté dans cette
maison, puis qu'elle m'a dit qu'elle trouvoit moyen de faire des trous
aux murailles & aux toits, sur lesquels elle couroit aussi hardiment que
sur terre, ne se laissant reprendre qu'à grand peine, & passant (à ce
qu'on lui a rapporté) avec tant de subtilité par des ouvertures si petites,
que la chose paroissoit encore impossible après l'avoir vûe. Ce fut ainsi
qu'elle échappa une fois entr'autres de cette maison par un temps
affreux de neige & de verglas; elle gagna les dehors, & fut se réfugier
sur un arbre. La crainte des reproches & de la colère du Maître, mit
cette nuit tout le monde en mouvement; on la chercha dans toute la
maison, ne pouvant penser que par ce froid & la gêlée qu'il faisoit, elle
eût pû gagner la campagne: néanmoins y étant allé voir comme par
surabondance de recherche, on l'y trouva, comme je viens de dire,
perchée sur un arbre, dont heureusement on eut l'adresse de la faire
descendre.
J'ai vû quelque chose de l'agilité & de la légéreté de sa course; rien n'est
plus surprenant: elle m'en montra un reste, ce que l'on ne peut guère se
représenter sans l'avoir vû, tant sa façon de courir
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