Histoire de la Révolution française, VIII. | Page 3

Adolphe Thiers
Letourneur en tête de la liste, et d'y
ajouter ensuite quarante-cinq noms inconnus, sur lesquels il serait
impossible de fixer un choix. De cette manière, la préférence était
forcée pour les cinq candidats que les conventionnels voulaient appeler
au directoire.
Ce plan fut fidèlement suivi; seulement un nom venant à manquer sur
les quarante-cinq, on ajouta Cambacérès, qui plaisait fort au nouveau
tiers et à tous les modérés. Quand la liste fut présentée aux anciens, ils
parurent assez mécontens de cette manière de forcer leur choix. Dupont
(de Nemours), qui avait déjà figuré dans les précédentes assemblées, et
qui était un adversaire déclaré, sinon de la république, au moins de la
convention, Dupont (de Nemours) demanda un ajournement. «Sans
doute, dit-il, les quarante-cinq individus qui complètent cette liste, ne
sont pas indignes de votre choix, car, dans le cas contraire, on
conviendrait qu'on a voulu vous faire violence en faveur de cinq
personnages. Sans doute ces noms, qui arrivent pour la première fois
jusqu'à vous, appartiennent à des hommes d'une vertu modeste, et qui
sont dignes aussi de représenter une grande république; mais il faut du
temps pour parvenir à les connaître. Leur modestie même, qui les a
laissés cachés, nous oblige à des recherches pour apprécier leur mérite,
et nous autorise à demander un ajournement.» Les anciens, quoique
mécontens de ce procédé, partageaient les sentimens de la majorité des
cinq-cents, et confirmèrent les cinq choix qu'on avait voulu leur
imposer. Larévellière-Lépaux, sur deux cent dix-huit votans, obtint
deux cent seize voix, tant il y avait unanimité d'estime pour cet homme
de bien; Letourneur en obtint cent quatre-vingt-neuf, Rewbell cent
soixante-seize, Sieyès cent cinquante-six; Barras cent vingt-neuf. Ce
dernier, qui était plus homme de parti que les autres, devait exciter plus
de dissentimens, et réunir moins de voix.
Ces cinq nominations causèrent une grande satisfaction aux
révolutionnaires, qui se voyaient assurés du gouvernement. Il s'agissait
de savoir si les cinq directeurs accepteraient. Il n'y avait pas de doute
pour trois d'entre eux, mais il y en avait deux auxquels on connaissait
peu de goût pour la puissance. Larévellière-Lépaux, homme simple,

modeste, peu propre au maniement des affaires et des hommes, ne
trouvait et ne cherchait de plaisir qu'au Jardin des Plantes, avec les
frères Thouin; il était douteux qu'on le décidât à accepter les fonctions
de directeur. Sieyès, avec un esprit puissant qui pouvait tout concevoir,
une affaire comme un principe, était cependant incapable par caractère
des soins du gouvernement. Peut-être aussi, plein d'humeur contre une
république qui n'était pas constituée à son gré, il paraissait peu disposé
à en accepter la direction. Quant à Larévellière-Lépaux, on fit valoir
une considération toute-puissante sur son coeur honnête: on lui dit que
son association aux magistrats qui allaient gouverner la république,
était utile et nécessaire. Il céda. En effet, parmi ces cinq individus,
hommes d'affaires ou d'action, il fallait une vertu pure et renommée;
elle s'y trouva par l'acceptation de Larévellière-Lépaux. Quant à Sieyès,
on ne put vaincre sa répugnance; il refusa, en assurant qu'il se croyait
impropre au gouvernement.
Il fallut pourvoir à son remplacement. Il y avait un homme qui jouissait
en Europe d'une considération immense, c'était Carnot. On exagérait
ses services militaires, qui cependant étaient réels; on lui attribuait
toutes nos victoires; et bien qu'il eût été membre du grand comité de
salut public, collègue de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, on
savait qu'il les avait combattus avec une grande énergie. On voyait en
lui l'union d'un grand génie militaire à un caractère stoïque. La
renommée de Sieyès et la sienne étaient les deux plus grandes de
l'époque. On ne pouvait mieux faire, pour la considération du directoire,
que de remplacer l'une de ces deux réputations par l'autre. Carnot fut en
effet porté sur la nouvelle liste, à côté d'hommes qui rendaient sa
nomination forcée. Cambacérès fut encore ajouté à la liste, qui ne
renferma que huit inconnus. Les anciens cependant n'hésitèrent pas à
préférer Carnot; il obtint cent dix-sept voix sur deux cent treize, et
devint l'un des cinq directeurs.
Ainsi Barras, Rewbell, Larévellière-Lépaux, Letourneur et Carnot,
furent les cinq magistrats chargés du gouvernement de la république.
Parmi ces cinq individus, il ne se trouva aucun homme de génie, ni
même aucun homme d'une renommée imposante, excepté Carnot. Mais
comment faire à la fin d'une révolution sanglante, qui, en quelques
années, avait dévoré plusieurs générations d'hommes de génie en tout
genre? Il n'y avait plus dans les assemblées aucun orateur

extraordinaire; dans la diplomatie, il n'y avait encore aucun négociateur
célèbre. Barthélemy seul, par les traités avec la Prusse et l'Espagne,
s'était attiré une espèce de considération, mais il n'inspirait aucune
confiance aux patriotes. Dans les armées, il se formait déjà de grands
généraux, et il s'en préparait de plus grands encore; mais il n'y avait
maintenant aucune supériorité
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