Histoire de la Révolution française, IX. | Page 3

Adolphe Thiers
contre elle que l'indifférence et l'oubli. Il ne voulait pas des pratiques superstitieuses et des images matérielles de la Divinité; mais il croyait qu'il fallait aux hommes des réunions, pour s'entretenir en commun de la morale et de la grandeur de la création. Ces sujets en effet ont besoin d'être traités dans des assemblées, parce que les hommes y sont plus prompts à s'émouvoir, et plus accessibles aux sentimens élevés et généreux. Il avait développé ces idées dans un écrit, et avait dit qu'il faudrait un jour faire succéder aux cérémonies du culte catholique des réunions assez semblables à celles des protestans, mais plus simples encore, et plus dégagées de représentation. Cette idée, accueillie par quelques esprits bienveillans, fut aussit?t mise à exécution. Un frère du célèbre physicien Haüy forma une société qu'il intitula des _Théophilanthropes_, et dont les réunions avaient pour but les exhortations morales, les lectures philosophiques et les chants pieux. Il s'en forma plus d'une de ce genre. Elles s'établirent dans des salles louées aux frais des associés, et sous la surveillance de la police. Quoique Larévellière cr?t cette institution bonne, et capable d'arracher aux églises catholiques beaucoup de ces ames tendres qui ont besoin d'épancher en commun leurs sentimens religieux, il se garda de jamais y figurer ni lui ni sa famille, pour ne pas avoir l'air de jouer un r?le de chef de secte, et ne pas rappeler le pontificat de Robespierre. Malgré la réserve de Larévellière, la malveillance s'arma de ce prétexte pour verser quelque ridicule sur un magistrat universellement honoré, et qui ne laissait aucune prise à la calomnie. Du reste, si la théophilanthropie était le sujet de quelques plaisanteries fort peu spirituelles chez Barras, ou dans les journaux royalistes, elle attirait assez peu l'attention, et ne diminuait en rien le respect dont Larévellière-Lépaux était entouré.
Celui des directeurs qui nuisait véritablement à la considération du gouvernement, c'était Barras. Sa vie n'était pas simple et modeste comme celle de ses collègues; il étalait un luxe et une prodigalité que sa participation aux profits des gens d'affaires pouvait seule expliquer. Les finances étaient dirigées avec une probité sévère par la majorité directoriale, et par l'excellent ministre Ramel; mais on ne pouvait pas empêcher Barras de recevoir des fournisseurs ou des banquiers qu'il appuyait de son influence, des parts de bénéfices assez considérables. Il avait mille moyens encore de fournir à ses dépenses: la France devenait l'arbitre de tant d'états grands et petits, que beaucoup de princes devaient rechercher sa faveur, et payer de sommes considérables la promesse d'une voix au directoire. On verra plus tard ce qui fut tenté en ce genre. La représentation que déployait Barras aurait pu n'être pas inutile, car des chefs d'état doivent fréquenter beaucoup les hommes pour les étudier, les conna?tre et les choisir; mais il s'entourait, outre les gens d'affaires, d'intrigans de toute espèce, de femmes dissolues et de fripons. Un cynisme honteux régnait dans ses salons. Ces liaisons clandestines qu'on prend à tache, dans une société bien ordonnée, de couvrir d'un voile, étaient publiquement avouées. On allait à Gros-Bois se livrer à des orgies, qui fournissaient aux ennemis de la république de puissans argumens contre le gouvernement. Barras du reste ne cachait en rien sa conduite, et, suivant la coutume des débauchés, aimait à publier ses désordres. Il racontait lui-même devant ses collègues, qui lui en faisaient quelquefois de graves reproches, ses hauts faits de Gros-Bois et du Luxembourg; il racontait comment il avait forcé un célèbre fournisseur du temps de se charger d'une ma?tresse qui commen?ait à lui être à charge, et aux dépenses de laquelle il ne pouvait plus suffire; comment il s'était vengé sur un journaliste, l'abbé Poncelin, des invectives dirigées contre sa personne; comment, après l'avoir attiré au Luxembourg, il l'avait fait fustiger par ses domestiques. Cette conduite de prince mal élevé, dans une république, nuisait singulièrement au directoire, et l'aurait déconsidéré entièrement, si la renommée des vertus de Carnot et de Larévellière n'e?t contre-balancé le mauvais effet des désordres de Barras.
Le directoire, institué le lendemain du 15 vendémiaire[2], formé en haine de la contre-révolution, composé de régicides et attaqué avec fureur par les royalistes, devait être chaudement républicain. Mais chacun de ses membres participait plus ou moins aux opinions qui divisaient la France. Larévellière et Rewbell avaient ce républicanisme modéré, mais rigide, aussi opposé aux emportemens de 93 qu'aux fureurs royalistes de 95. Les gagner à la contre-révolution était impossible. L'instinct si s?r des partis leur apprenait qu'il n'y avait rien à obtenir d'eux, ni par des séductions, ni par des flatteries de journaux. Aussi n'avaient-ils pour ces deux directeurs que le blame le plus amer. Quant à Barras et à Carnot, il en était autrement. Barras, quoiqu'il v?t tout le monde, était en réalité un révolutionnaire ardent. Les faubourgs l'avaient en grande
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