Frédéric | Page 2

Joseph Fiévée
faite de cet ouvrage, a parfaitement
marqué cette différence, et il est le premier qui, malgré l'opinion reçue,
ait assuré que la Dot de Suzette, n'étoit point d'une femme.
Cependant on a osé imprimer le nom prétendu de l'auteur, et ce nom
s'est trouvé être celui d'une femme qui a trop d'esprit à elle appartenant
pour consentir à se parer du peu qui ne lui appartient pas. Persuadé
qu'elle n'est pour rien dans cette supposition, j'aurois gardé le silence si
le libraire, qui (sans doute à son insu) lui a donné le titre d'auteur de la
Dot de Suzette, ne répandoit le bruit que le manuscrit de ce roman m'a
été confié par elle, que j'ai abusé de ce dépôt, qu'il est certain que je
n'oserai réclamer contre celle qui a été de tout temps la protectrice de
ma famille, et qui m'a rendu personnellement les services les plus
signalés. Or il est indubitable que cette personne m'est inconnue, que le
hasard ne nous a pas rassemblés seulement une fois, que ma famille lui
est aussi étrangère que moi, que jamais je n'ai reçu de services signalés
de qui que ce soit, et que je suis, par mon caractère, au-dessus de la
protection, même d'une femme. Il est désagréable d'avoir à réfuter des
absurdités pareilles; mais on le doit quand une absurdité entraîne
l'accusation d'abus de confiance, d'ingratitude et de sottise. Certes il
n'en est pas de plus grande que celle de prétendre à l'esprit qu'on n'a
pas.
Je reviens à ma préface.
L'idée généralement reçue qu'un homme se peint dans ses écrits est une
erreur accréditée par les écrivains médiocres. On entend dire par-tout:
L'auteur de tel ou tel ouvrage doit avoir une ame bien sensible. Aussi
voyons-nous dans les romans nouveaux des voleurs qui ne manquent
pas de probité, des assassins qui sont philanthropes, et des scélérats qui
versent des larmes de sensibilité. On brise tous les caractères pour faire
ressortir le sien: on croit donner la mesure de son coeur, on ne donne
que celle de son talent; et presque toujours la mesure est petite.

Un romancier et un auteur dramatique sont des peintres: ce n'est pas ce
qu'ils sentent qu'ils doivent exprimer; c'est ce qui existe. Molière a
peint le Tartufe: il n'en a pas pris le modèle en lui, non plus que
l'original du Misanthrope; et il seroit aussi ridicule de chercher le
caractère de Molière dans ses ouvrages, que d'exiger qu'un peintre
habillât les Romains à la françoise, parce que cet habit est le sien, ou
qu'il se revêtît d'une cuirasse, parce qu'il vient de dessiner un guerrier.
Je ne conçois pas comment J. J. Rousseau a pu s'applaudir, à la fin de
sa Nouvelle Héloïse, de n'avoir pas eu à imaginer, à composer le
personnage d'un scélérat, à se mettre à sa place pour le représenter.
À moins que ce ne soit par la raison toute simple qu'on n'imagine ni ne
compose un personnage, et que quand on veut le représenter, on ne se
met pas à sa place; on le pose devant soi, et on le peint. Lorsque Vernet
dessinoit une tempête, il ne se mettoit pas plus à sa place qu'Isabey ne
se met à la mienne quand il fait mon portrait.
Rousseau ajoute:
«Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d'horreurs,
lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu'on ne peut
écouter, ni voir, ni souffrir. Il me semble qu'on doit gémir d'être
condamné à un travail si cruel.»
Il est difficile de raisonner moins juste: et quand Rousseau remercie
Dieu de ne pas lui avoir donné les talens et le beau génie de ces
auteurs-là, il fait une action de grâces bien à pure perte; car s'il avoit eu
leur genre de génie, il auroit su qu'ils n'étoient pas condamnés à
l'exercer, et que leur travail n'avoit rien de cruel.
Corneille, sortant de peindre Cléopatre ne méditant que meurtres et
empoisonnemens, n'a certes jamais pensé à empoisonner ses enfans; et
Rousseau mettoit les siens aux Enfans-Trouvés, consentoit à toujours
ignorer leur destinée, ce qui est cent fois pire que la mort, le jour même
peut-être où il peignoit avec tant d'onction l'aimable Julie de Volmar au
milieu de sa famille naissante.

Après cela, jugez l'ame des auteurs par leurs ouvrages.
Mais allons plus loin, et cherchons la sensation que doit éprouver un
auteur en travaillant. Je soutiens qu'on peut bâiller en peignant des
caractères honnêtes, frapper du pied en faisant l'apologie de la patience,
sourire à l'attitude d'un sot, et se réjouir en saisissant la figure d'un
scélérat. Le plaisir n'est dans l'ouvrage, tant qu'on travaille, qu'autant
que l'exécution répond à nos desirs.
Aussi suis-je persuadé que plus un auteur est médiocre, plus il doit
avoir de jouissances en écrivant, puisque loin de trouver
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