Ellénore, Volume II | Page 2

Sophie Gay

Nous avons laissé Ellénore chez madame Talma au moment où
Adolphe de Rheinfeld venait d'y entrer.
Il avait quitté une petite cour d'Allemagne où sa famille s'était réfugiée
lors des persécutions religieuses, pour visiter la France dont la
révolution l'intéressait; mais bientôt, retenu par la difficulté de franchir
les frontières, sous peine d'être arrêté comme émigré, par le désir de
constater ses droits de citoyen français, et plus encore par l'attrait de la
société spirituelle qui l'avait accueilli, il s'était décidé à vivre à Paris;
c'était la vraie patrie de son esprit, dont la finesse, l'ironie, la
profondeur, la gaieté, n'auraient obtenu autant de succès dans aucun
autre pays.
--Comment trouvez-vous mon cher Adolphe, dit à voix basse madame
Talma en se penchant vers Ellénore, pendant que M. de Rheinfeld
répondait à MM. Riouffe et à Chénier, qui étaient assis de l'autre côté
de la cheminée.
--Mais je n'ose trop vous l'avouer, répondit Ellénore; il est, je crois, un
des amis que vous préférez!...
--Oh! vous pouvez dire le plus cher... car il est si aimable!...
--Alors, je suis forcé de le trouver charmant, reprit en souriant Ellénore.
--Non, vraiment, je ne suis pas si exigeante, et d'ailleurs je sais l'effet
qu'Adolphe produit à la première vue, sa grande taille un peu
dégingandée, sa figure pâle, ses cheveux d'étudiant de Gottingen, ses
bésicles et son air moqueur le font prendre tout d'abord en exécration.
J'ai éprouvé cela comme vous; mais comme moi aussi, vous subirez
l'influence de son esprit, de sa grâce irrésistible, et vous le trouverez

ravissant en dépit de tout ce qu'il a de désagréable.
--Savez-vous bien que vous en faites un homme fort dangereux; car on
ne peut aimer qu'avec passion celui qui déplaît?
--Aussi l'aime-t-on passionnément. Demandez à madame de Seldorf?
--Quoi! cette femme entourée de tant d'adorations? à qui sa célébrité
tient lieu de beauté? Cette femme dont m'a tant parlé le comte de
Narbonne, et qui le rendait amoureux fou, elle le délaisserait pour ce
monsieur-là?... C'est difficile à croire.
--Cela est vrai pourtant; mais je comprends votre étonnement; nous
sommes, nous autres Françaises, les seules femmes du monde chez qui
l'amour s'introduit par les oreilles plutôt que par les yeux. En
Angleterre, l'homme le plus spirituel qui n'est pas tiré à quatre épingles,
s'il n'a pas avant tout la tenue d'un gentleman, n'a aucune chance de
plaire. En Espagne, pour être aimé, il faut être noble. En Italie, il faut
être beau. En Allemagne, il faut être riche. En France seulement, il faut
avoir de l'esprit; mon cher Adolphe en est la preuve.
--Je regrette moins de n'être point Française, car mon culte pour l'esprit
ne saurait aller si loin.
En ce moment Chénier interrompit sa conversation pour demander à
madame Talma si elle ne consentirait pas à venir le lendemain soir à la
reprise de Charles IX.
--Pour applaudir mon infidèle? En vérité, c'est me supposer trop
d'héroïsme, répondit-elle.
--Est-ce qu'une femme de votre supériorité prend garde à ces choses-là?
N'êtes-vous pas ce que Talma honore le plus?
--Je le crois, mais pour me contenter de son estime, il aurait fallu ne pas
avoir eu mieux, et quand je le vois sublime et accablé sous le poids des
applaudissements que son talent excite, je rentre chez moi fort triste.
C'est une faiblesse qui va très-mal, j'en conviens, avec ce caractère de

Romaine qu'il vous plaît de m'accorder; mais les Romaines aussi étaient
jalouses.
--Quand la rivale en valait la peine, dit Riouffe, en pensant flatter
madame Talma, par cette réflexion dédaigneuse.
--Elles en valent toujours la peine, reprit celle-ci; qu'importe leurs
qualités, leurs agréments, elles les ont tous, puisqu'elles sont préférées.
Au reste, je suis juste, et comme je veux que madame Mansley ne
prenne pas de moi une idée ridicule, je vous dirai qu'en épousant un
homme beau, célèbre, et beaucoup plus jeune que moi, je ne me suis
pas fait d'illusion sur le sort qui m'attendait, mais j'espérais qu'il
s'accomplirait moins vite, et que je le supporterais plus courageusement;
il en est de l'infidélité comme de la mort: plus on la prévoit, plus elle
est cruelle.
M. de Rheinfeld, touché du sentiment douloureux qu'exprimait alors le
visage de madame Talma, s'empressa de ramener la conversation sur
les intérêts politiques.
L'arrivée de la marquise de Condorcet n'en changea pas le sujet. Elle
mêla son avis aux questions les plus graves, et fut écoutée par Ellénore
avec toute l'attention qu'on prête aux personnes célèbres.
Madame de Condorcet l'était à plus d'un titre. Sa beauté, plus sévère
qu'attrayante, l'avait fait surnommer par Chénier la Junon des
philosophes; et le talent de son mari, les opinions républicaines dont il
avait péri victime, le noble courage qui l'avait porté à se livrer aux
terroristes plutôt que d'exposer à leur fureur la personne qui lui avait
donné asile,
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