David Copperfield - Tome I | Page 2

Charles Dickens
mais ce fut en vain qu'on perdit son temps et son arithmétique à en convaincre la vieille dame. Le fait est que tout le monde vous dira dans le pays qu'elle ne s'est pas noyée, et qu'elle a eu le bonheur de mourir victorieusement dans son lit à quatre-vingt- douze ans. On m'a raconté que, jusqu'à son dernier soupir, elle s'est vantée de n'avoir jamais traversé l'eau, que sur un pont: souvent en buvant son thé (occupation qui lui plaisait fort), elle s'emportait contre l'impiété de ces marins et de ces voyageurs qui ont la présomption d'aller ?vagabonder? au loin. En vain on lui représentait que sans cette coupable pratique, on manquerait de bien de petites douceurs, peut-être même de thé. Elle répliquait d'un ton toujours plus énergique et avec une confiance toujours plus entière dans la force de son raisonnement:
?Non, non, pas de vagabondage.?
Mais pour ne pas nous exposer à vagabonder nous-même, revenons à ma naissance.
Je suis né à Blunderstone, dans le comté de Suffolk ou dans ces environs-là, comme on dit. J'étais un enfant posthume. Lorsque mes yeux s'ouvrirent à la lumière de ce monde, mon père avait fermé les siens depuis plus de six mois. Il y a pour moi, même à présent, quelque chose d'étrange dans la pensée qu'il ne m'a jamais vu; quelque chose de plus étrange encore dans le lointain souvenir qui me reste des jours de mon enfance passée non loin de la pierre blanche qui recouvrait son tombeau. Que de fois je me suis senti saisi alors d'une compassion indéfinissable pour ce pauvre tombeau couché tout seul au milieu du cimetière, par une nuit obscure, tandis qu'il faisait si chaud et si clair dans notre petit salon! il me semblait qu'il y avait presque de la cruauté à le laisser là dehors, et à lui fermer si soigneusement notre porte.
Le grand personnage de notre famille, c'était une tante de mon père, par conséquent ma grand'tante à moi, dont j'aurai à m'occuper plus loin, miss Trotwood ou miss Betsy, comme l'appelait ma pauvre mère, quand elle parvenait à prendre sur elle de nommer cette terrible personne (ce qui arrivait très-rarement). Miss Betsy donc avait épousé un homme plus jeune qu'elle, très-beau, mais non pas dans le sens du proverbe: ?pour être beau, il faut être bon.? On le soup?onnait fortement d'avoir battu miss Betsy, et même d'avoir un jour, à propos d'une discussion de budget domestique, pris quelques dispositions subites, mais violentes, pour la jeter par la fenêtre d'un second étage. Ces preuves évidentes d'incompatibilité d'humeur décidèrent miss Betsy à le payer pour qu'il s'en allat et pour qu'il acceptat une séparation à l'amiable. Il partit pour les Indes avec son capital, et là, disaient les légendes de famille, on l'avait rencontré monté sur un éléphant, en compagnie d'un babouin; je crois en cela qu'on se trompe: ce n'était pas un babouin, on aura sans doute confondu avec une de ces princesses indiennes qu'on appelle Begum. Dans tous les cas, dix ans après on re?ut chez lui la nouvelle de sa mort. Personne n'a jamais su quel effet cette nouvelle fit sur ma tante: immédiatement après leur séparation, elle avait repris son nom de fille, et acheté dans un hameau, bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle était allée s'établir. Elle passait là pour une vieille demoiselle qui vivait seule, en compagnie de sa servante, sans voir ame qui vive.
Mon père avait été, je crois, le favori de miss Betsy, mais elle ne lui avait jamais pardonné son mariage, sous prétexte que ma mère n'était ?qu'une poupée de cire.? Elle n'avait jamais vu ma mère, mais elle savait qu'elle n'avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais miss Betsy. Il avait le double de l'age de ma mère quand il l'épousa, et sa santé était loin d'être robuste. Il mourut un an après, six mois avant ma naissance, comme je l'ai déjà dit.
Tel était l'état des choses dans la matinée de ce mémorable et important vendredi (qu'il me soit permis de le qualifier ainsi). Je ne puis donc pas me vanter d'avoir su alors tout ce que je viens de raconter, ni d'avoir conservé aucun souvenir personnel de ce qui va suivre.
Mal portante, profondément abattue, ma mère s'était assise au coin du feu qu'elle contemplait à travers ses larmes; elle songeait avec tristesse à sa propre vie et à celle du pauvre petit orphelin qui allait être accueilli à son arrivée dans un monde peu charmé de le recevoir, par quelques paquets d'épingles de mauvais augure prophétiques, déjà préparées dans un tiroir de sa chambre; ma mère, dis-je, était assise devant son feu par une matinée claire et froide du mois de mars. Triste et timide, elle se disait qu'elle succomberait probablement à l'épreuve qui l'attendait,
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