Cours Familier de Littérature (Volume 1) | Page 2

Alphonse de Lamartine
idée de
cette terre que ce qui en était contenu pour moi dans cet étroit horizon;
j'y vivais renfermé entre deux ou trois monticules, où les chèvres et les
moutons montaient le matin avec les enfants, et d'où ils redescendaient
le soir au village pour donner leur lait aux mères.
III.
Ce monde était bien petit, même pour un petit enfant; mon intelligence
commençait à se développer avec l'âge, et à s'interroger sur ce qui était
derrière la montagne. Quand j'y montais jusqu'au sommet avec les
autres enfants du hameau pour suivre les chèvres, je n'apercevais que
trois ou quatre villages à peu près semblables, qui tachaient de blanc le
pied d'autres collines pareilles, ou qui fumaient le soir dans le bleu du
firmament.
Cependant ma mère, femme supérieure et sainte, épiait jour à jour ma
pensée, pour la tourner à sa première apparition vers Dieu, comme on
épie le ruisseau à sa source pour le faire couler vers le pré où l'on veut
faire reverdir l'herbe nouvelle. Elle m'enseignait à lire et à former une à
une ces lettres mystérieuses qui en s'assemblant composent la syllabe,
puis, en rassemblant encore davantage, le mot; puis, en se coordonnant
d'après certaines règles, la phrase; puis, en liant la phrase à la phrase,
finissent par produire, ô prodige de transformation! la pensée.
Comment s'opère cette transformation d'un trait de plume matérielle,
sur un morceau de matière blanche, appelée papier, en une substance
immatérielle et tout intellectuelle, appelée pensée? Et qu'est-ce que la

pensée elle-même, étrangère aux sens et jaillissant des sens comme
l'étincelle du caillou pour illuminer la nuit? Il faut le demander à celui
qui a créé la matière et l'intelligence, et qui, par un phénomène dont il
s'est réservé le mystère, et pour un dessein divin comme lui, a donné à
cette pensée et à cette matière l'apparence d'une même substance, en
leur donnant l'impossibilité d'une même nature. Dieu seul sait les
secrets de Dieu: aucun autre être ne pourrait ni les concevoir ni les
garder. La jonction de la matière et de l'âme dans l'homme, la
transformation apparente des sens en intelligence, et de l'intelligence en
matière, est le plus étonnant, et sans doute le plus saint de ses secrets. Il
faut admettre le phénomène, car il est évident; il ne faut pas l'expliquer,
car il est surhumain. On devrait décrire sur le frontispice de toutes les
sciences physiques ou métaphysiques, à la borne des choses explicables.
«Arrêtez-vous là; vous êtes au bord de l'abîme! Contemplez! admirez!
adorez! n'expliquez pas! Vous touchez là au grand secret! On
n'escalade pas la pensée de Dieu! Le vers du Dante devrait être inscrit
sur la nature physique comme sur la nature morale: VOUS QUI
TOUCHEZ À CES LIMITES, LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE DE
LES DÉPASSER.
IV.
Quoi qu'il en soit, je commençais à penser et à comprendre que d'autres
autour de moi pensaient plus que moi; je commençais même à
comprendre non la nature, mais le fait de cette transformation en
pensée des caractères matériel qu'on me faisait tracer ou lire, et la
transformation de cette pensée en caractères, c'est-à-dire en livres. Mes
premiers respects pour le livre, milieu surhumain où s'opère ce
phénomène, me vinrent d'où vient toute révélation aux enfants, de leur
mère.
La mienne avait la piété d'un ange dans le coeur et l'impressionnabilité
d'une femme sur les traits. Son visage, où la beauté de ses traits et la
sainteté de ses pensées luttaient ensemble, comme pour s'accomplir
l'une par l'autre, me donnait, bien plus encore qu'un livre, le spectacle
de cette transformation presque visible de l'intelligence en expression
physique, et de l'expression physique en intelligence. C'est ce qu'on

appelle physionomie, chose que l'on définit toujours, parce qu'on n'est
jamais parvenu à la définir. La physionomie est en effet le phénomène
lui-même visible, mais toujours mystère: l'âme dans les traits et les
traits dans l'âme. L'homme peut voir là, plus que partout ailleurs,
l'union de la matière et de l'esprit; mais définir dans la physionomie ce
qui est de la matière et ce qui est de l'esprit, la nature nous en défie;
c'est la limite où les deux natures se confondent: on adore et on
s'anéantit.
V.
Je voyais donc ma mère, soit le dimanche après les cérémonies du
matin, dans le loisir de sa chambre éclairée du plein soleil, soit les
autres jours de la semaine, le soir quand elle avait déposé l'aiguille, je
la voyais prendre sur une tablette, à côté de son lit, un volume de
dévotion qui lui venait de sa mère. Sa physionomie, ordinairement si
ouverte et si répandue sur tous ses traits, changeait tout à coup
d'expression; elle se recueillait, comme la lueur d'une lampe quand on
la couvre de la main contre le vent, pour l'empêcher de vaciller çà et là
et de s'éteindre. Je
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