Conscience | Page 2

Hector Malot
il s'habillait comme le commissionnaire du coin, rempla?ant seulement le velours bleu par le velours marron, couleur moins frivole. Habitant Clamart depuis vingt ans, il n'��tait jamais venu �� Paris qu'�� pied, et les seules concessions qu'il accordat au superflu ou au bien-��tre consistaient l'hiver, �� faire le chemin en sabots, l'��t�� �� porter sa veste sur son bras.
Ainsi organis��, il lui fallait des disciples, et il en cherchait partout, dans les rues, o�� il retenait par le bouton les gens qu'il avait pu agripper sous les arbres du Luxembourg, et le mercredi chez son ami, son vieux camarade Crozat. Combien n'en avait-il pas eu! Par malheur, la plupart avaient mal tourn��; quelques-uns ��taient devenus ministres; d'autres s'��taient laiss��s ensevelir dans les hautes places de la magistrature inamovible; il y en avait qui remuaient des millions; deux ��taient �� Noum��a; l'un pr��chait dans la chaire de Notre-Dame.
Une apr��s-midi d'octobre, la petite salle ��tait pleine; la fin des vacances avait ramen�� les habitu��s et pour la premi��re fois on se trouvait �� peu pr��s en nombre pour ouvrir une discussion utile. Crozat, pr��s de la porte, souriait aux arrivants en donnant des poign��es de main ?retour de vacances?; et Brigard, son chapeau de feutre mou sur la t��te, pr��sidait, assist�� de ses deux disciples pr��f��r��s en ce moment, l'avocat Nougar��de et le po��te Glady qui, eux, ne tourneraient pas mal, il en ��tait certain.
A la v��rit��, pour ceux qui savaient regarder et voir, la mine bl��me de Nougar��de, ses l��vres minces, ses yeux inquiets et une aust��rit�� de tenue et de mani��res qui jurait avec ses vingt-six ans, faisaient croire �� un ambitieux plut?t qu'�� un ap?tre. De m��me, quand on savait que Glady ��tait propri��taire d'une belle maison �� Paris et d'immeubles en province qui lui rapportaient une centaine de mille francs de rente, on imaginait difficilement qu'il continuat le p��re Brigard.
Mais voir n'��tait pas la facult�� dominante de Brigard, c'��tait raisonner, et le raisonnement lui disait que l'ambition ferait bient?t de Nougar��de un d��put��, comme la fortune ferait un jour de Glady un acad��micien, et alors, bien qu'il d��testat les assembl��es autant que les acad��mies, ils auraient deux tribunes ��lev��es d'o�� la bonne parole tomberait sur la foule avec plus de poids. On pouvait compter sur eux. Quand Nougar��de avait commenc�� �� venir aux r��unions du mercredi, il ��tait creux comme un tambour, et, s'il parlait brillamment sur n'importe quel sujet avec une faconde imperturbable, c'��tait pour ne rien dire. Dans le premier volume de Glady, on n'avait trouv�� que des mots savamment arrang��s pour le plaisir des oreilles et des yeux. Maintenant, des id��es soutenaient les discours de l'avocat, comme les vers du po��te disaient quelque chose--et ces id��es, c'��taient les siennes; ce quelque chose, c'��tait le parfum de son enseignement.
Depuis une demi-heure que les pipes br?laient avec un tirage forc��, la fum��e ne s'��levait plus que lourdement au plafond, et c'��tait dans un nuage qu'on voyait Brigard, comme un dieu barbu, proclamant sa loi, le chapeau sur la t��te, car, s'il avait pour r��gle de ne jamais l'?ter, il le manoeuvrait continuellement pendant qu'il parlait, le mettant tant?t en avant, tant?t en arri��re, �� droite, �� gauche, le relevant, l'aplatissant selon les besoins de son argumentation.
Il est incontestable, disait-il, que nous ��parpillons notre grande force, quand nous devrions la concentrer.
Il enfon?a son chapeau.
--En effet,--il le releva--l'heure est venue de nous affirmer comme groupe, et c'est un devoir, pour nous, puisque c'est un besoin pour l'humanit��....
A ce moment, un nouveau venu se glissa dans la salle, sans bruit, discr��tement, avec l'intention manifeste de ne d��ranger personne; mais Crozat, qui ��tait assis pr��s de l'entr��e, l'arr��ta au passage et lui serra la main:
--Tiens, Saniel! bonjour, docteur.
--Bonsoir, cher monsieur.
--Approchez de la table: la bi��re est bonne aujourd'hui.
--Je vous remercie: je serai tr��s bien ici.
Sans prendre la chaise que Crozat lui d��signait de la main, il s'accota contre le mur: c'��tait un grand et solide gar?on d'une trentaine d'ann��es, aux cheveux fauves tombant sur le collet de sa redingote, �� la barbe longue, frisante, �� la figure ��nergique, mais tourment��e, ravag��e, �� laquelle des yeux bleu pale donnaient une expression de duret�� que pr��cisait encore une machoire osseuse et son allure d��cid��e: en tout un Gaulois, un vrai Gaulois des temps pass��s, fort, crane et r��solu.
Brigard continuait:
--Il est incontestable,--c'��tait sa formule, car tout ce qu'il disait ��tait incontestable pour lui, par cela seul qu'il le disait,--il est incontestable que, dans le d��sarroi o�� l'humanit�� se d��bat, il importe d'��tablir le dogme de la conscience, ayant pour unique sanction le devoir accompli et la satisfaction int��rieure....
--Le devoir accompli envers qui? interrompit Saniel se d��tachant du mur pour faire un pas en avant.
--Envers soi-m��me.
--Alors commencez par ��tablir quels sont nos devoirs, et pour cela codifiez ce qui est bien et ce qui est
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