Clotilde Martory | Page 2

Hector Malot
comme toi, cher ami, j'avais le culte de la science; si comme toi je
m'étais juré de mener à bonne fin la triangulation de l'Algérie; si
comme toi j'avais parcouru pendant plusieurs années l'Atlas dans
l'espérance d'apercevoir les montagnes de l'Espagne, afin de reprendre
et d'achever ainsi les travaux de Biot et d'Arago sur la mesure du
méridien, sans doute je serais désolé d'abandonner l'Afrique.
Quand on a un pareil but il n'y a plus de solitude, plus de déserts, on
marche porté par son idée et perdu en elle. Qu'importe que les villages
qu'on traverse soient habités par des guenons ou par des nymphes, ce
n'est ni des nymphes ni des guenons qu'on a souci. Est-ce que dans
notre expédition de Sidi-Brahim tu avais d'autre préoccupation que de
savoir si l'atmosphère serait assez pure pour te permettre de reconnaître
la sierra de Grenade? Et cependant je crois que nous n'avons jamais été
en plus sérieux danger. Mais tu ne pensais ni au danger, ni à la faim, ni
à la soif, ni au chaud; et quand nous nous demandions avec une certaine
inquiétude si nous reverrions jamais Oran, tu te demandais, toi, si la
brume se dissiperait.
Malheureusement, tous les officiers de l'armée française, même ceux de
l'état-major, n'ont pas cette passion de la science, et au risque de
t'indigner j'avoue que j'ignore absolument les entraînements et les
délices de la triangulation; la mesure elle-même du méridien me laisse
froid; et j'aurais pu, en restant deux jours de plus en Afrique, prolonger
l'arc français jusqu'au grand désert que cela ne m'eût pas retenu.
--Cela est inepte, vas-tu dire, grossier et stupide.

--Je ne m'en défends pas, mais que veux-tu, je suis ainsi.
--Qu'es-tu alors? une exception, un monstre?
--J'espère que non.
--Si la guerre ne te suffit pas, si la science ne t'occupe pas, que te
faut-il?
--Peu de chose.
--Mais encore?
La réponse à cet interrogatoire serait difficile à risquer en tête-à-tête, et
me causerait un certain embarras, peut-être même me ferait-elle rougir,
mais la plume en main est comme le sabre, elle donne du courage aux
timides.
--Je suis... je suis un animal sentimental.
Voilà le grand mot lâché, à lui seul il explique pourquoi j'ai été si
heureux de quitter l'Afrique et de revenir en France.
De là, il ne faut pas conclure que je vais me marier et que j'ai déjà fait
choix d'une femme, dont le portrait va suivre.
Ce serait aller beaucoup trop vite et beaucoup trop loin. Jusqu'à présent,
je n'ai pensé ni au mariage ni à la paternité, ni à la famille, et ce n'est ni
d'un enfant, ni d'un intérieur que j'ai besoin pour me sentir vivre.
Le mariage, je n'en ai jamais eu souci; il en est de cette fatalité comme
de la mort, on y pense pour les autres et non pour soi; les autres doivent
mourir, les autres doivent se marier, nous, jamais.
Les enfants n'ont été jusqu'à ce jour, pour moi, que de jolies petites
bêtes roses et blondes, surtout les petites filles, qui sont vraiment
charmantes avec une robe blanche et une ceinture écossaise: ça
remplace supérieurement les kakatoès et les perruches.

Quant à la famille, je ne l'accepterais que sans belle-mère, sans
beau-père, sans beau-frère ou belle-soeur, sans cousin ni cousine, et
alors ces exclusions la réduisent si bien, qu'il n'en reste rien.
Non, ce que je veux est beaucoup plus simple, ou tout au moins
beaucoup plus primitif,--je veux aimer, et, si cela est possible, je veux
être aimé.
Je t'entends dire que pour cela je n'avais pas besoin de quitter l'Afrique
et que l'amour est de tous les pays, mais par hasard il se trouve que
cette vérité, peut-être générale, ne m'est pas applicable puisque je suis
un animal sentimental. Or, pour les animaux de cette espèce, l'amour
n'est point une simple sensation d'épiderme, c'est au contraire la grande
affaire de leur vie, quelque chose comme la métamorphose que
subissent certains insectes pour arriver à leur complet développement.
J'ai passé six années en Algérie, et la femme qui pouvait m'inspirer un
amour de ce genre, je ne l'ai point rencontrée.
Sans doute, si je n'avais voulu demander à une maîtresse que de la
beauté, j'aurais pu, tout aussi bien que tant d'autres, trouver ce que je
voulais. Mais, après? Ces liaisons, qui n'ont pour but qu'un plaisir de
quelques instants, ne ressemblent en rien à l'amour que je désire.
Maintenant que me voici en France, serai-je plus heureux? Je l'espère et,
à vrai dire même, je le crois, car je ne me suis point fait un idéal de
femme impossible à réaliser. Brune ou blonde, grande ou petite, peu
m'importe, pourvu qu'elle me fasse battre le coeur.
Si ridicule que cela puisse paraître, c'est là en effet ce que je veux. Je
conviens volontiers
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