Cheri | Page 2

Sidonie-Gabrielle Colette
bouche. Léa sourit de
le voir tel qu'elle l'aimait révolté puis soumis, mal enchaîné, incapable d'être libre;--elle
posa une main sur la jeune tête qui secoua impatiemment le joug. Elle murmura, comme
on calme une bête :
"Là ... là.... Qu'est-ce que c'est ... qu'est-ce que c'est donc...."
Il s'abattit sur la belle épaule large, poussant du front, du nez, creusant sa place familière,
fermant déjà les yeux et cherchant son somme protégé des longs matins, mais Léa le
repoussa :
"Pas de ça, Chéri! Tu déjeunes chez notre Harpie nationale et il est midi moins vingt.
--Non? je déjeune chez la patronne? Toi aussi?
Léa glissa paresseusement au fond du lit.
"Pas moi, j'ai vacances. J'irai prendre le café à deux heures et demie-- ou le thé à six
heures--ou une cigarette à huit heures moins le quart.... Ne t'inquiète pas, elle me verra
toujours assez.... Et puis, elle ne m'a pas invitée."
Chéri, qui boudait debout, s'illumina de malice :
"Je sais, je sais pourquoi! Nous avons du monde bien! Nous avons la belle Marie-Laure
et sa poison d'enfant!"
Les grands yeux bleus de Léa, qui erraient, se fixèrent :
"Ah! oui! Charmante, la petite. Moins que sa mère, mais charmante.... Ôte donc ce collier,
à la fin.
--Dommage, soupira Chéri en le dégrafant. Il ferait bien dans la corbeille."
Léa se souleva sur un coude :
"Quelle corbeille?
--La mienne, dit Chéri avec une importance bouffonne. MA corbeille de MES bijoux de
MON mariage...."
Il bondit, retomba sur ses pieds après un correct entrechat-six, enfonça la portière d'un
coup de tête et disparut en criant :
"Mon bain, Rose! Tant que ça peut! Je déjeune chez la patronne!
--C'est ça, songea Léa. Un lac dans la salle de bain, huit serviettes à la nage, et des
raclures de rasoir dans la cuvette. Si j'avais deux salles de bains...."
Mais elle s'avisa, comme les autres fois, qu'il eût fallu supprimer une penderie, rogner sur
le boudoir à coiffer, et conclut comme les autres fois :
"Je patienterai bien jusqu'au mariage de Chéri."
Elle se recoucha sur le dos et constata que Chéri avait jeté, la veille, ses chaussettes sur la
cheminée, son petit caleçon sur le bonheur-du- jour, sa cravate au cou d'un buste de Léa.
Elle sourit malgré elle à ce chaud désordre masculin et referma à demi ses grands yeux
tranquilles d'un bleu jeune et qui avaient gardé tous leurs cils châtains. A quarante-neuf
ans, Léonie Vallon, dite Léa de Lonval, finissait une carrière heureuse de courtisane bien
rentée, et de bonne fille à qui la vie a épargné les catastrophes flatteuses et les nobles
chagrins. Elle cachait la date de sa naissance; mais elle avouait volontiers, en laissant
tomber sur Chéri un regard de condescendance voluptueuse, qu'elle atteignait l'âge de
s'accorder quelques petites douceurs. Elle aimait l'ordre, le beau linge, les vins mûris, la
cuisine réfléchie. Sa jeunesse de blonde adulée, puis sa maturité de demi-mondaine riche
n'avaient accepté ni l'éclat fâcheux, ni l'équivoque, et ses amis se souvenaient d'une
journée de Drags, vers 1895, où Léa répondit au secrétaire du Gil Blas qui la traitait de
"chère artiste" :

"Artiste? Oh! vraiment, cher ami, mes amants sont bien bavards...."
Ses contemporaines jalousaient sa santé imperturbable, les jeunes femmes, que la mode
de 1912 bombait déjà du dos et du ventre, raillaient le poitrail avantageux de
Léa,--celles-ci et celles-là lui enviaient également Chéri.
"Eh, mon Dieu! disait Léa, il n'y a pas de quoi. Qu'elles le prennent. Je ne l'attache pas, et
il sort tout seul."
En quoi elle mentait à demi, orgueilleuse d'une liaison,--elle disait quelquefois : adoption,
par penchant à la sincérité--qui durait depuis six ans.
"La corbeille... redit Léa. Marier Chéri.... Ce n'est pas possible,--ce n'est pas... humain....
Donner une jeune fille à Chéri,--pourquoi pas jeter une biche aux chiens? Les gens ne
savent pas ce que c'est que Chéri."
Elle roulait entre ses doigts, comme un rosaire, son collier jeté sur le lit. Elle le quittait la
nuit, à présent, car Chéri, amoureux des belles perles et qui les caressait le matin, eût
remarqué trop souvent que le cou de Léa, épaissi, perdait sa blancheur et montrait, sous la
peau, des muscles détendus. Elle l'agrafa sur sa nuque sans se lever et prit un miroir sur la
console de chevet.
"J'ai l'air d'une jardinière, jugea-t-elle sans ménagement. Une maraîchère. Une
maraîchère normande qui s'en irait aux champs de patates avec un collier. Cela me va
comme une plume d'autruche dans le nez,--et je suis polie."
Elle haussa les épaules, sévère à tout ce qu'elle n'aimait plus en elle : un teint vif, sain, un
peu rouge, un teint de plein air, propre à enrichir la franche couleur des prunelles bleues
cerclées de bleu plus sombre. Le nez fier trouvait grâce encore devant
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