Brancas; Les amours de Quaterquem | Page 3

Alfred Assollant
donc beaucoup de sa députation ou de sa fille?
--Pas le moins du monde. C'est un homme prévoyant, qui veut se mettre
à l'abri des coups du sort et des caprices du scrutin. Il a promesse du roi
d'être fait pair de France dans la première fournée, et il grille de
s'asseoir parmi les ducs et les comtes de la fabrique de Napoléon ou de
ses prédécesseurs.
--Eh bien! dit l'avocat, je réfléchirai.
--Tu réfléchiras! Crois-tu qu'il soit si aisé de rencontrer ensemble une
dot d'un million et un mandat de député? Réfléchir! Crois-tu
qu'Oliveira soit en peine de marier sa fille? Je connais un petit duc,
malmené par les révolutions et par le lansquenet, qui la ferait volontiers
duchesse; mais Oliveira craint de jouer chez son gendre le rôle de père
aux écus, qu'on exploite et dont on rit, et il s'est déclaré contre le
faubourg Saint-Germain.
--Diable! mon futur beau-père ne manque pas de bon sens.
--Tu acceptes donc?
--Est-ce que je puis vous refuser quelque chose, cher oncle?

--Et tu te souviendras toujours que je t'ai mis la députation à la main?
--Jusqu'à la consommation des siècles. Mais quel besoin pouvez-vous
avoir de moi? N'êtes-vous pas riche, n'êtes-vous pas bien en cour? Que
vous reste-t-il à désirer?
--Une misère, à laquelle je ne tiens que pour avoir la paix dans mon
ménage; mais ta tante le veut, et je n'ose rien lui refuser.
--Voyons cette misère.
--Une commanderie dans la Légion d'honneur et la présidence d'une
section du conseil d'État; ma femme prétend que cela fait bien au bas
d'une carte.
--Eh bien, cher oncle, ce n'est pas cela qui nous empêchera d'épouser
Mlle Oliveira aux yeux de saphir. Mais est-ce à moi de distribuer des
croix et de régler les rangs au conseil d'État?
--Pourquoi non? Tu parles comme un Démosthènes et tu sais te faire
entendre. Crois-tu que ce soit un mérite si commun à la Chambre des
députés? Va, va, je connais plus d'un ministre qui serait en peine d'en
faire autant. Si tu veux seulement nouer ta cravate avec moins de
négligence, ne faire aucun geste, n'être ému de rien, avoir la tête et les
yeux dans la position du soldat sans armes (les yeux à quinze pas
devant toi, la tête fixe et mobile), ne te permettre aucune plaisanterie, ce
qui choque toujours les niais (c'est-à-dire les trois quarts de toutes les
Assemblées), et citer avec respect les divins axiomes de M.
Royer-Collard; si à tous ces mérites tu ajoutes celui de voter bien,
c'est-à-dire tantôt avec la gauche et tantôt avec le centre, suivant les
intérêts du jour, je te prédis la plus brillante fortune. Tu seras premier
ministre avant dix ans, et je serai, moi, grand-croix, ce qui fera plaisir à
ma femme et honneur à la famille.
--Accordé. Laissez-moi seulement le temps de faire restituer à mon ami
Ripainsel un ou deux millions que la communauté de P.... a eu l'adresse
de se faire léguer par son oncle: à mon retour, je vous suivrai chez le
père Oliveira.

--Que veux-tu dire avec ton Ripainsel?
--Lisez cette lettre.
--Laisse-moi là ce Ripainsel, dit l'oncle après avoir lu, et prends
l'occasion par son unique cheveu. Viens voir Oliveira; c'est un bon
homme qui a fait fortune dans le commerce des bottes percées et des
vaudevilles éculés, et qui n'en est pas plus fier.
--Il fait des vaudevilles?
--Il n'en fait plus depuis qu'il est homme politique; mais il en a fabriqué,
à vingt ans, cinq ou six douzaines qui n'étaient, ma foi, ni meilleurs ni
pires que tous ceux qu'on applaudit et qu'on siffle. Tu ne connais donc
pas ton futur beau-père?
--Je ne l'ai jamais vu.--Vous dites qu'il est millionnaire et député, cela
me suffit.
--Oh! c'est quelque chose de plus. Tu vas voir un petit homme tout rond,
riant, fleuri, bavard, spirituel, inventif, caressant, poli, cordial,
empressé, obligeant, indifférent à tout, excepté à ses intérêts, sachant
amasser, sachant dépenser, sachant promettre et oublier sa promesse,
homme d'affaires qui serait un grand personnage s'il voulait prendre
intérêt à la politique, sceptique au point de ne pas savoir s'il est baptisé
ou circoncis, honnête homme au demeurant, autant que peut l'être un
spéculateur de profession, et ami des arts comme ces banquiers illustres
de Venise et de Florence pour qui peignaient et sculptaient Titien et
Michel-Ange. Nous irons chez lui ce soir.
--Ce soir, puisque vous le voulez», dit l'avocat.

II
Prodomus.
Oliveira les reçut avec cette politesse aimable et simple qui est la plus

utile et la moins provinciale de toutes les vertus. Déjà les vieux
colonels de l'Empire, les poètes chauves et les jeunes magistrats étaient
assis et jouaient au whist. Oliveira conduisit ses deux hôtes dans un
salon particulier rempli de crics malais, d'épées du moyen âge et de
toute
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