Autour de la Lune | Page 2

Jules Verne
la Columbiad fut coulée avec un plein succès.
Les choses en étaient là, quand survint un incident qui centupla l'intérêt attaché à cette grande entreprise.
Un Fran?ais, un Parisien fantaisiste, un artiste aussi spirituel qu'audacieux, demanda à s'enfermer dans un boulet afin d'atteindre la Lune et d'opérer une reconnaissance du satellite terrestre. Cet intrépide aventurier se nommait Michel Ardan. Il arriva en Amérique, fut re?u avec enthousiasme, tint des meetings, se vit porter en triomphe, réconcilia le président Barbicane avec son mortel ennemi le capitaine Nicholl et, comme gage de réconciliation, il les décida à s'embarquer avec lui dans le projectile.
La proposition fut acceptée. On modifia la forme du boulet. Il devint cylindro-conique. On garnit cette espèce de wagon aérien de ressorts puissants et de cloisons brisantes qui devaient amortir le contrecoup du départ. On le pourvut de vivres pour un an, d'eau pour quelques mois, de gaz pour quelques jours. Un appareil automatique fabriquait et fournissait l'air nécessaire à la respiration des trois voyageurs. En même temps, le Gun-Club faisait construire sur l'un des plus hauts sommets des montagnes Rocheuses un gigantesque télescope qui permettrait de suivre le projectile pendant son trajet à travers l'espace. Tout était prêt.
Le 30 novembre, à l'heure fixée, au milieu d'un concours extraordinaire de spectateurs, le départ eut lieu et pour la première fois, trois êtres humains, quittant le globe terrestre, s'élancèrent vers les espaces interplanétaires avec la presque certitude d'arriver à leur but. Ces audacieux voyageurs, Michel Ardan, le président Barbicane et le capitaine Nicholl, devaient effectuer leur trajet en _quatre-vingt dix-sept heures treize minutes et vingt secondes_. Conséquemment, leur arrivée à la surface du disque lunaire ne pouvait avoir lieu que le 5 décembre, à minuit, au moment précis où la Lune serait pleine, et non le 4, ainsi que l'avaient annoncé quelques journaux mal informés.
Mais, circonstance inattendue, la détonation produite par la Columbiad eut pour effet immédiat de troubler l'atmosphère terrestre en y accumulant une énorme quantité de vapeurs. Phénomène qui excita l'indignation générale, car la Lune fut voilée pendant plusieurs nuits aux yeux de ses contemplateurs.
Le digne J.-T. Maston, le plus vaillant ami des trois voyageurs, partit pour les montagnes Rocheuses, en compagnie de l'honorable J. Belfast, directeur de l'Observatoire de Cambridge, et il gagna la station de Long's-Peak, où se dressait le télescope qui rapprochait la Lune à deux lieues. L'honorable secrétaire du Gun-Club voulait observer lui-même le véhicule de ses audacieux amis.
L'accumulation des nuages dans l'atmosphère empêcha toute observation pendant les 5, 6, 7, 8, 9 et 10 décembre. On crut même que l'observation devrait être remise au 3 janvier de l'année suivante, car la Lune, entrant dans son dernier quartier le 11, ne présenterait plus alors qu'une portion décroissante de son disque, insuffisante pour permettre d'y suivre la trace du projectile.
Mais enfin, à la satisfaction générale, une forte tempête nettoya l'atmosphère dans la nuit du 11 au 12 décembre, et la Lune, à demi éclairée, se découpa nettement sur le fond noir du ciel.
Cette nuit même, un télégramme était envoyé de la station de Long's-Peak par J.-T. Maston et Belfast à MM. les membres du bureau de l'Observatoire de Cambridge.
Or, qu'annon?ait ce télégramme?
Il annon?ait: que le 11 décembre, à huit heures quarante-sept du soir, le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill avait été aper?u par MM. Belfast et J.-T. Maston, -- que le boulet, dévié pour une cause ignorée, n'avait point atteint son but, mais qu'il en était passé assez près pour être retenu par l'attraction lunaire, -- que son mouvement rectiligne s'était changé en un mouvement circulaire, et qu'alors, entra?né suivant un orbe elliptique autour de l'astre des nuits, il en était devenu le satellite.
Le télégramme ajoutait que les éléments de ce nouvel astre n'avaient pu être encore calculés; -- et en effet, trois observations prenant l'astre dans trois positions différentes, sont nécessaires pour déterminer ces éléments. Puis, il indiquait que la distance séparant le projectile de la surface lunaire ?pouvait? être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ, soit quatre mille cinq cents lieues.
Il terminait enfin en émettant cette double hypothèse: Ou l'attraction de la Lune finirait par l'emporter, et les voyageurs atteindraient leur but; ou le projectile, maintenu dans un orbe immutable, graviterait autour du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.
Dans ces diverses alternatives, quel serait le sort des voyageurs? Ils avaient des vivres pour quelque temps, c'est vrai. Mais en supposant même le succès de leur téméraire entreprise, comment reviendraient-ils? Pourraient-ils jamais revenir? Aurait-on de leurs nouvelles? Ces questions, débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrent le public.
Il convient de faire ici une remarque qui doit être méditée par les observateurs trop pressés. Lorsqu'un savant annonce au public une découverte purement spéculative, il ne saurait agir avec assez de prudence. Personne n'est forcé de découvrir ni une planète,
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