Angéline de Montbrun | Page 2

Laure Conan

dans mon coeur, alors je sens que j'ai une divinité en moi.
J'avais repris ma place depuis longtemps, et personne ne rompait le
silence. Enfin M. de Montbrun me dit avec la grâce dont il a le secret:
«Je voudrais parler et j'écoute encore.»
Angéline paraissait émue, et ne songeait pas à le dissimuler, et, pour ne
te rien cacher, en me retirant j'eus la mortification d'entendre Mme
Lebrun dire à sa nièce:
«Quel dommage qu'un homme qui chante si bien ne sache pas toujours
ce qu'il dit!»
J'ignore ce que Mlle de Montbrun répondit à ce charitable regret.
Chère Mina, je suis bien inquiet, bien troublé, bien malheureux. Que
dire de M. de Montbrun? Il est venu lui-même me conduire à ma
chambre, et m'a laissé avec la plus cordiale poignée de main. J'aurais
voulu le retenir, lui dire pourquoi je suis venu, mais j'ai pensé:
«Puisque j'ai encore l'espérance, gardons-la.»
J'ai passé la nuit à la fenêtre, mais le temps ne m'a pas duré. Que la
campagne est belle! quelle tranquillité! quelle paix profonde! et quelle
musique dans ces vagues rumeurs de la nuit!

On a ici des habitudes bien différentes des nôtres. Figure-toi, qu'avant
cinq heures M. de Montbrun se promenait dans son jardin.
J'étais à le considérer, lorsque Angéline parut, belle comme le jour,
radieuse comme le soleil levant. Elle avait à la main son chapeau de
paille, et elle rejoignit son père, qui l'étreignit contre son coeur. Il avait
l'air de dire: «Qu'on vienne donc me prendre mon trésor!»
Chère Mina, que ferai-je s'il me refuse? Que puis-je contre lui? Ah! s'il
ne s'agissait que de la mériter.
À bientôt, ma petite soeur, je m'en vais me jeter sur mon lit pour
paraître avoir dormi.
Je t'embrasse.
Maurice.

(Mina Darville à son frère)
Je me demande pourquoi tu es si triste et si découragé. M. de Montbrun
t'a reçu cordialement, que voulais-tu de plus? Pensais-tu qu'il t'attendait
avec le notaire et le contrat dressé, pour te dire: «Donnez-vous la peine
de signer.»
Quant à Angéline, j'aimerais à la voir un peu moins sereine. Je vois
d'ici ses beaux yeux limpides si semblables à ceux de son père. Il est
clair que tu n'es encore pour elle que le frère de Mina.
J'ignore si, comme tu l'affirmes, le chant fut le langage du premier
homme dans le paradis terrestre, mais je m'assure que ce devrait être le
tien dans les circonstances présentes. Ta voix la ravit.
Je l'ai vue pleurer en t'écoutant chanter, ce que, du reste, elle ne
cherchait pas à cacher, car c'est la personne la plus simple, la plus
naturelle du monde, et, n'ayant jamais lu de romans, elle ne s'inquiète
pas des larmes que la pénétrante douceur de ton chant lui fait verser.

Moi, en semblables cas, je ferais des réflexions; j'aurais peur des
larmes.
Mon cher Maurice, je vois que j'ai agi bien sagement en refusant de
t'accompagner. Tu m'aurais donné trop d'ouvrage. J'aime mieux me
reposer sur mes lauriers de l'hiver dernier.
D'ailleurs, je t'aurais mal servi; je ne me sens plus l'esprit prompt et la
parole facile comme il faut l'avoir pour aller à la rescousse d'un
amoureux qui s'embrouille.
Mais, mon cher, pas d'idées noires. Angéline te croit distrait, et te
soupçonne de sacrifier aux muses. Quant à M. de Montbrun, il a bien
trop de sens pour tenir un pauvre amoureux responsable de ses
discours.
Je t'approuve fort d'admirer Angéline, mais ce n'est pas une raison pour
déprécier les autres. Vraiment, je serais bien à plaindre si je comptais
sur toi pour découvrir ce que je vaux.
Heureusement, beaucoup me rendent justice, et les mauvaises langues
assurent qu'un ministre anglican, que tu connais bien, finira pas oublier
ses ouailles pour moi.
Je ne veux pas te chicaner. Angéline est la plus charmante et la mieux
élevée des Canadiennes. Mais qui sait, ce que je serais devenue, sous la
direction de son père...
Tu en as donc bien peur de ce terrible homme. J'avoue qu'il ne me
semble pas fait pour inspirer l'épouvante. Mais je suis peut-être plus
brave qu'un autre.
D'ailleurs, tu sais quel intérêt il nous porte. L'hiver dernier, à propos
de... n'importe,--suppose une extravagance quelconque,--il me prit à
part, et après m'avoir appelée sa pauvre orpheline, il me fit la plus
sévère et la plus délicieuse des réprimandes. (Malvina B... et d'autres
prophétesses de ma connaissance, annoncent que tu seras la gloire du
barreau, mais tu ne parleras jamais comme lui dans l'intimité.)

Je le remerciai du meilleur de mon coeur, et il me dit avec cette
expression qui le rend si charmant:--«Il y a du plaisir à vous gronder.
Angéline aussi a un bon caractère, quand je la reprends, elle
m'embrasse toujours.»
Et je le crus facilement.--Ce n'est pas moi qui voudrais douter de la
parole
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